Le cas Scorsese
En accès libre
Jean-Baptiste Thoret
C'est au milieu d'une série de célébrations (expo, rétrospective, remise de prix, programmation télé, ressorties...) qu'est venue l'idée de faire une émission sur Scorsese. Mais selon un axe bien précis, que je n'ai pas eu besoin d'expliciter auprès de mon invité, Jean-Baptiste Thoret, historien, essayiste et critique de cinéma spécialiste du cinéma des années 70, qui très vite par mail m'exprima son "rapport problématique" à Scorsese. Parfait, le mien l'est aussi.
J'ai découvert Scorsese au lycée, je me souviens, c'était pendant les révisions du bac : je révisais la journée et le soir j'allais avaler ses films lors d'une rétrospective à la Filmothèque. J'admirais de loin sa virtuosité, sa puissance, mais je n'ai jamais réussi à en faire un cinéaste de chevet. La question se pose d'ailleurs de savoir si Scorsese est un cinéaste émouvant, un cinéaste intime, à l'instar de Spielberg et de Coppola. Ça foudroie l'œil mais ça ne remonte pas jusqu'au coeur, à l'exception de quelques films (il est dur de résumer Scorsese à une veine, tellement celui-ci est du genre caméléon) : Taxi Driver, un film contre son époque, Casino, sorte de film-conscience de sa propre filmographie, le Temps de l'innocence où la machine scorsesienne à broyer le réel trouve dans les affects brûlants de ses héros un sujet à sa mesure. Sinon, il m'en reste quelques morceaux de bravoure : des standards rock'n'roll sur des scènes hyperviolentes, des ralentis, des répliques cultes. Mais là encore, de la sidération plutôt que de l'émotion.
Pour le comprendre il faut peut-être écouter Thoret qui nous dit : "chez Scorsese il y a de la violence mais il n'y a pas de mal". De fait, tout ce qui arrive aux films de Scorsese, semble n'arriver qu'aux images, tout y est imagerie. Ce qui y est célébré est moins un rapport au monde, qu'un rapport à l'image, à des icônes (religieuses, culturelles, cinéphiles, autobiographiques), et c'est peut-être pour ça que Scorsese ne pourra peut-être jamais faire de film de guerre (alors que Coppola, Spielberg et De Palma sont passés par cette case-là) : se poserait la question d'un rapport moral à ses images, ce qu'il a toujours savamment contourné.
Mais encore une fois, il ne s'agit pas de fustiger ou de réévaluer Scorsese à l'aune de critères moraux, ou de ce qu'il n'est pas. En revoyant ses films pour préparer l'émission, je me suis rappelé sa puissance et son génie, qui consistent précisément à avoir, plus qu'aucun autre cinéaste américain de sa génération, dicté les bases du cinéma d'aujourd'hui, le pire comme le meilleur : une façon de circuler à l'intérieur de l'histoire du cinéma, de jongler avec elle, de préférer toujours au réel le petit territoire bien circonscrit de la mythologie intime, et ce avec une impunité qui est toujours, chez lui, l'envers d'une sorte de grâce - le style scorsesien opère par auto-fascination et emballement de la machine. Comme le dit bien Thoret lui-même, on ne peut penser un cinéaste sans le mettre au milieu de ses pairs, d'où le fait que l'entretien soit long, plein de digressions, de coups d'accélération, de retours en arrière, mais il est truffé d'extraits et d'hypothèses qui, je l'espère, vous le feront regarder jusqu'au bout.