Le Mépris
Dans Le Film
Jean-François Rauger
Murielle Joudet
Du Mépris je reste surtout marquée par la distance que Godard met entre tous ses personnages, une distance totalement infranchissable. Sur plusieurs scènes, personne ne se regarde, ni ne se répond, on ne parle même pas la même langue et une traductrice passe de l'un à l'autre, tente tant bien que mal de réduire la distance, de faire en sorte que ça communique, mais tout le monde poursuit son soliloque. Et ce sentiment d'incommunicabilité tient d'abord à ce casting génial où cohabitent plusieurs mondes : celui très brutal et physique d'un acteur piqué à Robert Aldrich (Jack Palance), celui, tranquille et lettré d'un immense cinéaste hollywoodien (Fritz Lang), celui végétal et sensuel d'une célèbre actrice (Brigitte Bardot), et puis Michel Piccoli, un acteur habile au jeu plus précis qu'on ne le croit dans ce film et que Godard a trouvé dans un petit polar français. Alors oui cette distance se transforme en idée de casting, c'est-à-dire en idée de cinéma. On prend les éléments éclatés d'une cinéphilie, on les met dans le même plan mais ça ne prend jamais, chacun reste dans son petit monde de cinéma.
Cette distance entre les corps répond dans ma mémoire aux corps des films du cinéma classique. Des corps qui quand ils se parlent, sont près les uns des autres, sont tournés vers leur interlocuteur, la musique ne surgit pas à n'importe quel moment, et ils ne parlent pas tous en même temps. Le Mépris est le film de tous les dérèglements, de toutes les déconnexions : entre les hommes, entre un homme et sa femme, entre l'Homme et la nature, entre l'Homme et son métier, entre l'Homme et la machine (la dernière scène). Comme le dit Jean-François Rauger, le miracle rossellinien n'advient plus : ce sentiment océanique d'adéquation avec un Tout, qui écrase d'humilité ses personnages et leur permet de se réconcilier avec le monde, avec les hommes.
Si Godard est rossellinien, c'est peut-être dans cette volonté de faire en sorte que l'Homme puisse se penser à partir d'une chose extérieure à lui, d'une transcendance : on se souvient du couple de Tout va bien qui essayait de se réfléchir à travers la politique. Ce désir d'être rossellinien mais cette impossibilité à l'être, c'est peut-être ce qui fait du Mépris un film aussi étrange, aussi tourmenté, à la modernité vénéneuse, quasi-carcérale pour ses personnages. On trouve ça beau mais c'est en fait angoissant. Comme si le formalisme du film n'était possible que pour une très mauvaise raison : parce que l'Homme a définitivement rompu avec la Nature... c'est-à-dire avec Bardot.