La Cérémonie
Dans Le Film
Jean-François Rauger
Murielle Joudet
Lorsque Chabrol revient sur la genèse de La Cérémonie (1994) il explique : « toute l'idée du film me vient d'un article paru dans le Figaro qui titrait « La chute du Mur de Berlin sonne le glas de la lutte des classes », c'est une phrase extraordinaire qui ne peut être écrite que par quelqu'un qui fait partie de la classe supérieure. L'effondrement du mur de Berlin ne pouvait que représenter un soulagement pour les nantis." Il ne faut pourtant pas attendre d'un cinéaste aussi subtil que lui qu'il réalise un film glorifiant et idéalisant le prolétariat. C'est même tout le contraire que fait Chabrol dans La Cérémonie en s'emparant d'un roman de l'écrivain britannique Ruth Rendell, "L'analphabète" (Judgement in Stone, 1977). Il ne s'agit plus, pour le cinéaste, d'observer cliniquement la bourgeoisie, mais de le faire depuis le regard de deux prolétaires, Sophie (Sandrine Bonnaire) et Jeanne (Isabelle Huppert), respectivement "bonne à tout faire" et postière.
Quelque chose s'inverse insensiblement dans le portrait que Chabrol dresse de cette bourgeoisie qu'il filme habituellement, comme nous l'explique Jean-François Rauger, comme une caste qui se définit par sa capacité à se retenir et exister sur tout un tas de secrets inavouables qu'elle enfouie précautionneusement. Dans La Cérémonie, nous dit notre invité, il s'agit cette fois-ci d'une famille issue de la bourgeoisie moderne, décomplexée, sans histoire, ou plutôt se présentant comme telle. Non cette fois-ci le Mal, les secrets inavouables sont du côté des deux prolétaires, deux personnages sulfureux, deux folles qui vont commettre l'indéfendable et qui ne font rien pour qu'on les aime, pour qu'on s'identifie un tant soit peu à elles.
Ce n'est pas la première fois que Chabrol s'inspire de faits divers concernant des femmes issues de la classe populaire : dans Violette Nozière (1976) il revenait sur l'histoire de cette jeune fille mythomane qui empoisonna sa famille et passionna la France toute entière, Une affaire de femmes (1988) revenait sur l'histoire de cette avorteuse qui finira guillotinée en 1943 et la Cérémonie renvoie aux soeurs Papin, deux employées de maison qui assassinèrent leurs patronnes. Trois faits divers des années 30, quatre héroïnes sanguinaires qui ont toute la sympathie d'un cinéaste comme Chabrol, car elles ont eu la capacité de dynamiter, de créer du chaos au sein d'une France bourgeoise, patriarcale, inégalitaire et pourrie de l'intérieur (on est en pleine montée du nazisme).
Il suffit de voir les trois films (tous des grands Chabrol, tous avec Isabelle Huppert) pour comprendre que le cinéaste tient à nous laisser démunis face d'une question insoluble : acte de révolte ou de malade mentale ? Dans la Cérémonie, Jeanne et Sophie commettent évidemment un acte monstrueux or le cinéaste confie "j'ai eu beaucoup de mal à ne pas faire l'apologie totale de ces deux filles". A l'inverse, ce n'est pas par ses actes que la bourgeoisie pêche, puisqu'elle «n'est attaquable que par son état, c'est ça le marxisme ». C'est cette distinction absolument passionnante que Chabrol nous donne ici à penser.