Parlons travail
Dans Le Film
Robert Guédiguian
Murielle Joudet
C'est toujours une expérience intense et formatrice de se plonger dans la filmographie d'un cinéaste dans un temps réduit. Tout revoir, sur deux-trois semaines. On a l'impression de rentrer dans le secret de l'oeuvre, de voir des ponts, des rimes insoupçonnées entre des films réalisés à vingt ans d'écart. C'est un geste presque impudique, comme si on pénétrait la psyché de l'oeuvre parce qu'on l'embrasse d'un seul regard, qu'on l'envisage comme un seul et même geste.
Cette expérience est encore plus forte avec le cinéma de Guédiguian, parce que depuis 1981 et son premier film, Dernier été, il filme (à quelques exceptions près) le même théâtre, Marseille, les mêmes acteurs : Ariane Ascaride, Gérard Meylan, Jean-Pierre Daroussin, pour ne citer qu'eux. Au générique reviennent sans cesse les mêmes techniciens. Je trouve bouleversante l'endurance de ce désir, le sentiment de n'en avoir jamais terminé avec un territoire, avec des visages - avec une poignée d'acteurs et un théâtre, on peut tout raconter. Je vois Ascaride grandir, vieillir, je me familiarise avec la moindre de ses inflexions, j'ai l'impression de connaître toutes ses expressions, son corps - dans Marie-Jo et ses deux amours (2002), Guédiguian filme le corps nu de ses acteurs, comme s'il fallait que les films enregistrent tout, garde tout d'eux, et cette étape (la nudité) manquait.
L'autre chose qui me frappe devant ses films, c'est de voir un cinéaste consacrer autant de temps à filmer le travail. Des ouvriers sur un chantier, le jour de paye, l'argent qui passe d'une main à l'autre, un chauffeur de VTC qui se fait beau devant son miroir, le dos courbé d'une femme de ménage, le dos détruit d'une caissière bientôt licenciée, le sol enfin propre. Et puis les grèves, les discussions politiques au milieu du lit conjugal. Le travail qui envahit tout. Là, il se passe une chose à laquelle j'avoue ne pas avoir assez réfléchi et qui me modifie en profondeur : je me dis qu'on n'a peut-être pas assez consacré de temps à filmer le travail, la fatigue après le boulot, les rapports de force sur le lieu de travail mais surtout l'idée qu'on emporte toujours ce rapport de forces - et les conflits qui en découlent - avec soi à la maison : on en parle à ses proches, ça nous empêche de dormir, de faire l'amour, d'être heureux. Le travail nous structure ou nous déstructure, nous épanouit et nous détruit, et Guédiguian nous dit que ça peut faire fiction - ça peut faire quarante ans de fiction.
Alors oui, on n'est pas obligés de filmer ça, mais je suis heureuse qu'un cinéaste français s'obstine le faire. A force de voir ses films et de le lire cela finit, chez moi, par créer un manque et un besoin de voir ça dans le reste de la production française. Je commence à imaginer tel ou tel film qui aurait consacré plus de temps à montrer ses héros gagner leur vie, galérer à la fin du mois, se faire licencier - et forcément, cela contaminerait la fiction entière, les relations, les amours. En fait, il faudrait récrire tout le scénario, il faudrait refaire beaucoup de films.
Au bout de cet entretien, qui m'a considérablement bousculée sur bien des certitudes, je me dis qu'à une époque où l'on croise beaucoup de parodies d'artistes engagés, à une époque où je finis par trouver le terme même d' "artiste engagé" totalement parodique, mon cynisme en a pris un coup et le terme a subitement repris des couleurs et retrouvé sa nécessité. D'ailleurs, plutôt que d'engagement, il faudrait parler à propos de Robert Guédiguian de conscience politique que son cinéma ne cesse de mettre à l'épreuve comme pour tester sa résistance : l'épreuve du monde, de la dépression du militant dont il nous parle, de l'agressivité du néo-libéralisme, d'un individualisme féroce qui empêche la conscience de classe de ses personnages d'émerger et de s'organiser. Chaque film est là pour prendre le pouls de cette conscience, tantôt faible, tantôt extrêmement distincte et victorieuse.
Ecrire ça me fait subitement penser aux battements du coeur de la petite Gloria qui naît au début de Gloria Mundi (2019) et qui pulse dans la bande son du film. Le bébé est le témoin muet et attentif d'un monde du travail qui disloque la communauté des adultes qui l'entourent. Ses battements, on les entend au début et à la fin du film, on peut ne pas y prêter attention, ils résonnent de manière subliminale comme une lueur ensevelie sous un récit incroyablement âpre. Et c'est une image qui cristallise toute l'oeuvre de Robert Guédiguian : même recouverte par la fiction la plus pessimiste, même dans un monde visiblement sans espoir, la conscience de Gloria palpite, toujours vigilante.
Filmographie de Robert Guédiguian :
- 1981 : Dernier Été
- 1985 : Rouge Midi
- 1985 : Ki lo sa ?
- 1991 : Dieu vomit les tièdes
- 1993 : L'argent fait le bonheur
- 1995 : À la vie, à la mort !
- 1997 : Marius et Jeannette
- 1998 : À la place du cœur
- 2000 : À l'attaque !
- 2000 : La ville est tranquille
- 2002 : Marie-Jo et ses deux amours
- 2004 : Mon père est ingénieur
- 2005 : Le Promeneur du Champ-de-Mars
- 2006 : Le Voyage en Arménie
- 2008 : Lady Jane
- 2009 : L'Armée du crime
- 2011 : Les Neiges du Kilimandjaro
- 2014 : Au fil d'Ariane
- 2015 : Une histoire de fou
- 2017 : La Villa
- 2019 : Gloria Mundi
Quelques films cités :
- Toni (1935) et La Bête humaine (1938) de Jean Renoir
- Les Raisins de la colère (1940) et le Sergent noir de John Ford (1960)
- Pretty Woman de Garry Marshall (1990)
- Accatone (1961) et Mamma Roma (1962) de Pier Paolo Pasolini
- Roubaix, une lumière d'Arnaud Desplechin (2019)
Bibliographie :
- Robert Guédiguian et Maryse Dumas, Parlons Politique : Reconstruire la gauche volume 2, éditions Arcane 17, 2011.
- Isabelle Danel, Conversations avec Robert Guédiguian, éditions Les Carnets de l'info, 2009.
- Pier Paolo Pasolini, Ecrits Corsaires, éditions Champs Flammarion