Her de Spike Jonze
Dans Le Film
Bernard Benoliel
Murielle Joudet
Dans les années 1990-2000, il était difficile d'allumer sa télé sans tomber sur un clip et ou une pub signés Spike Jonze. Le cinéaste et artiste visuel fut l'un des architectes discrets et décisifs de l'imaginaire de ces décennies. Je me souviens avoir été émue par une pub Adidas, fascinée par ses clips pour Fatboy Slim, Daft Punk ou encore les Beastie Boys et j'ai appris, en lisant le dossier pédagogique que notre invité Bernard Benoliel a consacré à Her, qu'il était même le créateur de l'émission Jackass, culte pour tous les adolescents de ma génération et représentatif d'une sorte de contre-culture dépolitisée qu'auront incarnée les grandes années MTV, et Spike Jonze avec.
Je garde un souvenir d'enfance de Dans la peau de Malkovitch, au pitch redoutable : l'histoire d'un employé de bureau qui découvre, dissimulé derrière un meuble, un tunnel secret qui mène à la tête de John Malkovitch. Si le scénario est signé Charlie Kaufman, il n'en reste pas moins qu'il est totalement représentatif de l'univers de Spike Jonze : un artiste visuel aux idées irrésistibles et extrêmement ludiques - un homme infiniment doué pour "pitcher".
D'ailleurs, de ses pubs à ses films, Jonze reste d'une cohérence à toute épreuve : ce qui obsède son oeuvre au sens large c'est la quête d'une porte ou d'une fenêtre dérobée qui mène à un monde plus intense et plus vivable pour ses héros - "anywhere out of the world", comme dirait Baudelaire. Un canevas qu'il utilise autant pour vendre des enceintes Apple ou des baskets Adidas que pour s'exprimer en tant qu'artiste dans des films très personnels.
De là le statut profondément ambigu de Her, énième porte dérobée, et dont la première vision lors de sa sortie m'avait laissée perplexe : j'avais l'impression que le pubard avait pris le pas sur le cinéaste et qu'on me "pitchait" une nouvelle version du sentiment amoureux à travers l'histoire de Theodore Twombly (Joaquin Phoenix), un homme solitaire et sensible qui tombe amoureux d'une intelligence artificielle (Scarlett Joanssson). Des années après je suis frappée par la profonde tristesse du film, d'autant plus saisissante qu'elle se love dans une forme très feutrée et accueillante - et étrangement anxiogène. Frappée aussi de voir que le film a si bien vieilli, commentant, en ayant l'intelligence de ne jamais rien dénoncer, ce rapport quasi charnel que nous avons développé avec nos doudous technologiques et cette intolérance de plus en plus accrue au réel et aux autres qui n'ont pas le mérite d'être aussi prévenants que des algorithmes. Cette impression que le familier et le rassurant, c'est devenu la technologie, et les extra-terrestres, les visages et les corps qui nous entourent lorsque nous sommes sur une plage ou dans le métro.
C'est qu'il fallait y revenir, des années après, regarder à deux fois et enquêter à deux, comme nous le faisons ici, pour trouver les indices d'ambiguïtés profondes qui rendent le statut du film totalement indécidable. Est-ce une critique en règle de notre dépendance désormais affective à l'égard des nouvelles technologies ou une comédie romantique totalement dépolitisée, en clair, un film technophobe ou technophile ? On tente, ici, beaucoup de pistes : un robot qui psychanalyse un humain pour le faire sortir de son chagrin d'amour, une illustration prophétique du "technococon" d'Alain Damasio, une critique très subtile de l'éthique californienne et de l'hégémonie de la Silicon Valley sur nos imaginaires, un film théorique sur le contrechamp ou sur l'aura d'un acteur, le Jonze cinéaste qui commente le Jonze publicitaire... Dans ce dialogue, chacun y va de son hypothèse, brandit à l'autre ses preuves (oui mais dans cette scène...) et ça s'est poursuivi hors caméra, et personne n'a eu l'impression d'avoir le mot de la fin : preuve que Spike Jonze a touché juste.
Murielle JOUDET