Maurice Pialat - la main, les yeux
Dans Le Film
Jérôme Momcilovic
Murielle Joudet
Je ne sais pas combien de fois j'ai vu Loulou (1980), mais à chaque visionnage mon attention était attirée par quelque chose de différent : parfois je me concentrais sur Huppert qui a du mal à suivre le rythme, puis sur Depardieu, cette manière qu'il a de se laisser vivre sans une once de culpabilité, puis la tristesse blanche de Guy Marchand m'est apparue, une autre fois c'était ce personnage, Dominique (Frédérique Cerbonnet), la femme quittée par Loulou (Depardieu), qui traîne toujours dans les parages, tournant autour de la bande des grands vivants, les observant depuis sa mine boudeuse, portant son chat pour mieux cacher qu'elle a les mains vides.
J'ai retrouvé ce personnage, c'est-à-dire cette rive chagrine à partir de laquelle Pialat filme la vie qui va, dans Mektoub my love (2017) d'Abdellatif Kechiche : et tout de suite m'est apparu que Kechiche reprenait évidemment le geste de Pialat, qui lui-même reprenait quelque chose que j'avais déjà vu dans French Cancan (1955) de Renoir - un personnage qui ne jouit pas et regarde les autres jouir. Un personnage qui est comme le coeur secret du film. Et chez ces trois cinéastes qui pour moi incarnent la plus belle lignée du cinéma français, le regard est libre de se concentrer sur le personnage qu'il veut, de découvrir un film enseveli sous un autre à chaque visionnage. Même densité et amour des personnages secondaires, même manière de ne jamais construire une fiction autour du totem contemporain du sujet mais de faire du cinéma un écrin qui accueille plusieurs rythmes, comme si le plan attendait patiemment que se croisent devant lui d'innombrables lignes de vie.
Dans son livre Maurice Pialat: la main, les yeux (éd. Capricci), notre invité Jérôme Momcilovic déterre l'histoire secrète d'un regard, celui d'un abandonné à qui il ne reste plus que ses yeux pour tout rapport au monde et qui "ressasse la distance entre lui et ce qu'il regarde" : Dominique épiant Loulou, Van Gogh regardant Marguerite Gachet qui naît comme personnage à la fin du film, Jean qui n'a jamais aussi bien regardé Catherine que lorsqu'elle s'est transformée en regret dans Nous ne vieillirons pas ensemble (1972). La maison des bois (1971), filmée comme un paradis perdu. Comme si seule la distance permettait d'étreindre les images chéries. De ce personnage réduit à son regard, naît une splendide obsession : "que tout le visible soit vu". Une éthique folle, qu'on vous explique ici en détail, et qui explique très bien de quoi sont tramées les beautés du cinéma de Pialat. C'est le père de Suzanne, angoissé d'avoir raté ce moment où la fossette de sa fille est tombée de son visage dans A nos amours (1983), le gros Gégé qui reste éveillé la nuit pour ne pas perdre une miette de son enfant dans Le Garçu (1995)...
En rentrant dans l'intimité de ce regard qui a fait tant d'émules et de pseudo-héritiers, notre invité met des mots sur la beauté toujours un peu douloureuse des films du cinéaste, liée à la folie d'un geste : se jeter éperdument dans une course avec le visible, dont on sait qu'elle est perdue d'avance. Le cinéma comme machine à rater, rater mieux. Ce qui ne l'a pas empêché, sur le chemin, de récolter quelques splendeurs.
Murielle JOUDET