Cannibales !
Dans Le Mythe
Mondher Kilani
Louisa Yousfi et Rafik Djoumi
Autant l’avouer d’emblée : je suis une petite nature. La seule vue d’une gouttelette de sang, d’un bout d’organe dégoulinant ou d’une quelconque matière visqueuse non-identifiée présente toujours des raisons amplement suffisantes pour me faire tourner de l’œil. Ces considérations personnelles étant désormais dévoilées, on se fera sans doute une idée assez juste de l’état psychologique dans lequel je me trouvais au moment de me lancer dans l’aventure de ce nouveau Dans le Mythe. Car il faut bien reconnaître que parmi les diverses catégories de l’horreur, l’imagerie cannibale a de quoi de tenir le haut du pavé.
Pas seulement coupable de tuer, de torturer ou encore d’assassiner en série, le cannibale fignole son crime en le doublant de l’outrage suprême : manger sa propre espèce – ce qui lui assure paradoxalement de s’en voir à jamais rejeté. Ainsi se forge le tabou cannibale : celui qui mange ses pairs ne mérite même plus de voir cette parenté reconnue. À la première bouchée de chair humaine, il est immédiatement exclu de l’humanité pour endosser les traits d’un monstre sanguinaire ou d’un sauvage aux mœurs primitives et irrationnelles.
Assez pour inspirer bon nombre de films avec lesquels il m’a été donné de « négocier » quelques scènes en détournant parfois les yeux et les oreilles du généreux festin de boyaux que l’on me proposait. Mais ruse n’est pas triche et au milieu de ce stratagème de détournement, j’ai aperçu quelquefois ce que le dégoût m’empêchait de voir. Car loin d’être seulement le thème de prédilection d’un cinéma « gore » où la gratuité de l’horreur s’abandonne à une surenchère nauséeuse, la bouche du cannibale qui dévore ne manque pas aussi de nous parler.
Et que de choses riches et insoupçonnées elle dissimulait sous ses crocs ! On ne manquera pas ainsi de remarquer la genèse coloniale de cette figure, longtemps incarnée par les peuples insulaires indigènes. À travers ce mythe, l’Occident chercherait alors à justifier son propre désir d’absorption de l’autre par sa projection dans un état ensauvagé. Le processus cannibale est enclenché : avaler l’autre pour mieux l’éjecter hors de soi… et le domestiquer. Du grand art, n’est-ce pas ?
Pas plus grand, cependant, que le travail vertigineux auquel s’est livré notre invité, l’anthropologue Mondher Kilani dans son récent ouvrage Du Goût de l’Autre. Fragments d’un discours cannibale (Seuil, 2018), ouvrage qui aura grandement inspiré cette émission. En suivant le fil d’un judicieux retournement de l’accusation, Mondher Kilani nous raconte l’épopée de cette figure hybride : ici, elle est une allégorie de l’engloutissement social et économique des faibles par les forts ; là, elle devient le visage de la passion amoureuse destructrice ; enfin, elle s'énonce sous la forme d’une interrogation existentielle : où situer la ligne de démarcation exacte entre Moi et l’Autre, celle qui permet à la fois la relation et la séparation ?
En compagnie de Mondher Kilani donc, Rafik Djoumi et moi-même avons exploré tous les soubassements métaphoriques, artistiques et politiques du mythe anthropophage. Pour l’occasion, on a rendu visite au très élégant Hannibal Lecter, affamé dans sa prison de verre, aux reporters disparus, probablement dévorés dans la jungle de Cannibal Holocaust ou encore au jeune Freder Frederson perdu dans les bas-fonds d’une Métropolis gloutonne. Bref, du cinéma, de la tripaille et de la pensée. Autant vous dire qu’on s’est régalés.
Louisa Yousfi
ATTENTION CERTAINES IMAGES PEUVENT HEURTER LA SENSIBILITÉ