Enzo Traverso
Dans le Texte
Mélancolie de gauche
Judith Bernard
On le sait bien, que les affects sont le carburant de la vie politique. "Il n'y a pas d'action sans fondement stratégique (des revendications, un projet, des idées), il n'y en a pas non plus sans fondement affectif (douleur, chagrin, indignation, colère, espoir, exaltation, joie)". Cette fois c'est Enzo Traverso qui le dit, dans son dernier ouvrage, Mélancolie de gauche. Et l'on voit tout de suite la couleur affective à laquelle il accorde toute son attention : "la mélancolie, écrit-il, est un des affects de l'action révolutionnaire". Un tel propos peut sembler rébarbatif : déjà lassée par toutes ses défaites, la gauche révolutionnaire devrait encore s'intéresser à ses dispositions à la mélancolie ? Il faut y regarder de plus près : car la mélancolie, selon Traverso, ce n'est pas cette pente psychique qui nous fait sombrer dans la résignation avant même d'avoir entrepris quoi que ce soit. La mélancolie, c'est une certaine qualité de la mémoire, capable de tenir ensemble le souvenir d'une défaite et l'espérance qui motiva lutte ; c'est l'art de tirer les leçons de ses déconvenues pour mieux reconduire le projet d'émancipation. C'est une arche, un pied dans le passé, un pied dans l'avenir.
On peut discuter du choix du terme - cette "mélancolie", terme associé à des formes de pathologies psychiques peu promptes à la mise en mouvement, qui rebutera les forces vives de la sédition avides d'affects plus joyeusement mobilisateurs - mais on ne saurait écarter d'un geste trop désinvolte cette main tendue par le sous-titre : "La force d'une tradition cachée". Car c'est bien à la force du mouvement révolutionnaire que Traverso entend contribuer, en rappelant la gauche à sa mémoire, à son histoire : elle est hantée, certes par ses innombrables échecs. Mais, jusqu'aux années 90, le souvenir qu'elle en gardait était fait pour alimenter les luttes futures, et non pour les décourager. La révolution a toujours eu besoin d'histoire pour se projeter dans l'avenir. Et c'est sans doute en 1989, lorsqu'elle a consenti au massacre de son héritage - les célébrations indignes du Bicentaire, qui coïncidaient si parfaitement avec le mythe de la "fin de l'histoire" que la chute du mur semblait cristalliser - qu'elle s'est mutilée, se privant de ses forces en se coupant de son passé, et renonçant, par là, à toute forme d'avenir.
Il est temps de "réactualiser les attentes inassouvies des générations qui nous ont précédés", écrit Traverso pour conclure son ouvrage - mais ces désirs de soulèvement n'ont-ils pas déja manifesté leur persistance très actuelle, notamment au printemps dernier, en France ? Enzo Traverso vit et enseigne à New York, où ces dernières nouvelles de la lutte ne lui sont guère parvenues ; cet entretien est l'occasion d'envisager, in fine, l'hypothèse selon laquelle la jeunesse contemporaine de Nuit Debout et du cortège de tête n'a pas attendu cet appel de l'historien pour manifester très concrètement ses aspirations révolutionnaires, qui ont apparemment réussi, à l'insu des institutions savantes et des machines doxiques qui nous tiennent lieu de médias, à se transmettre et à préserver, comme le feu sous la cendre, l'ardeur d'une mélancolie pleine d'avenir.