La Dignité ou la mort
Dans le Texte
Norman Ajari
Judith Bernard
"Les LBD ne sont pas adaptés au maintien de l'ordre, ce sont des armes dont disposent les BAC dans les banlieues et qui devraient rester dans les banlieues". Qui devraient rester dans les banlieues... En quelques mots le voile se lève. Dans ces propos que Dominique Rizet (journaliste spécialisé dans les sujets de police-justice) a tenus le 16 mars dernier sur le plateau de BFMTV, ce qui se révèle ce n'est pas tant la réalité des crimes policiers dans les quartiers populaires, dont l'opinion publique prend peu à peu la mesure depuis quelques temps... C'est aussi le rapport qu'on entretient avec cette violence : une tranquille indifférence devant ce qui constitue, au fond, une sorte de norme tacite. "Les LBD doivent rester dans les quartiers populaires", concrètement, se traduit comme suit : oui, on peut sans trembler éborgner, mutiler, et puis d'ailleurs aussi violer, étouffer jusqu'à les tuer, les corps des habitants des quartiers populaires, puisque ce sont les corps des non-blancs. On ne le dit pas comme ça bien sûr, mais l'opération mentale par laquelle ces violences policières inqualifiables sont rapatriées dans le champ acceptable d'une norme appelée à persister relève bien d'un tri raciste entre les vies dignes d'être vécues, et celles dont la mort nous indiffère.
Ce tri entre les vies dignes d'être vécues et puis les autres, Foucault avait tenté d'en esquisser la logique raciste : il postulait que cette logique consistait à produire une ligne de partage entre ceux qui doivent vivre, et ceux qui doivent mourir. Mais il y a un troisième terme, que le penseur du "biopouvoir" n'avait pas vu : ceux dont la mort nous indiffère, et qui sont condamnés à ce que Norman Ajari appelle la "vie-sous-forme-de-mort". Ceux-là meurent aujourd'hui au fond de la méditerrannée, dans les camps libyens aux portes de l'Europe, ou bien dans ses banlieues, sous les balles et les coups de la police - lesquels forment l'horizon toujours possible de ceux qui survivent.
En philosophe, Ajari entreprend de penser la notion de dignité à partir de cette expérience-là : celle de la vie-sous-forme-de-mort à laquelle sont assignés ceux que l'histoire - de la traite négrière, de l'esclavage, des lynchages, de la ségrégation, des discriminations - a constitués comme Noirs. Partir de ce point-là, c'est philosopher à partir du désastre, depuis les confins de l'humanité, en son point de possible disparition. La philosophie européenne du XXème siècle avait bien sûr déjà entrepris cette tâche, mais en se focalisant sur son propre désastre : celui qui a pour nom Auschwitz, et qui a fourni la référence exclusive pour définir le concept de "crime contre l'humanité".
Il importe désormais d'élargir le champ et d'oser examiner l'immense panorama de la déshumanisation à l'oeuvre dans toute l'histoire de la modernité, depuis au moins 1492. C'est une tâche philosophique immense, et qui brutalise les références canoniques de la pensée européenne et leurs vaines prétentions à l'universalité. Mais c'est une tâche essentielle, et qui a pour elle une tradition : elle puise ses racines dans l'histoire de la philosophie noire. Développée dans le creuset de la barbarie esclavagiste, cette philosophie n'est pas seulement l'autre de la philosophie européenne ; elle n'est pas non plus son envers. Elle est, je crois, son antidote. Fondée sur l'expérience de l'extrême vulnérabilité de la vie humaine, elle sait voir dans le fruit de la philosophie européenne le ver de sa violence - ce qui, chez Kant ou chez Badiou, par exemple, rend possible et peut-être même inéluctable la négation d'autrui.
Puisque désormais le sentiment de la catastrophe se généralise et se précise, puisque le champ des vies qu'il n'importe guère de préserver semble s'étendre, que nous connaissons mieux désormais notre vulnérabilité à tous, l'heure est venue de s'abreuver aux sources de la philosophie noire, conçue pour penser le désastre et lui survivre. Avec elle, ce que Norman Ajari nous propose est à la fois une éthique et une politique, qui déjouent les pièges de la simple "reconnaissance" de l'autre, appelée à reconduire les asymétries dans une posture humanitaire et doloriste. La philosophie d'Ajari, elle, se donne pour objet et pour principe la dignité, et partant du particulier, elle nous concerne universellement ; parce que la dignité n'est pour personne si elle n'est pas pour tous.
Judith Bernard