Je n'ai qu'une langue, ce n'est pas la mienne
Dans le Texte
Kaoutar Harchi
Judith Bernard
(Émission conçue et animée par Louisa Yousfi)
Le titre, à lui tout seul, est déjà une merveille. Trouvaille derridienne qui dit le tragique linguistique du colonisé – celui du Juif algérien en Algérie française, «je n’ai qu’une langue, ce n’est pas la mienne», revisitée sous la plume de mon invitée Kaoutar Harchi, romancière et sociologue de la littérature, éclaire d’une lumière nouvelle « l’impossible littérature »* des écrivains algériens de langue française. Cette langue qui n’est pas la leur, c’est celle de la puissance coloniale française qui étend son empire jusque dans l'intérieur des têtes et des mots qui s'y composent. Pour ces écrivains, la littérature est un champ de bataille, un front symbolique où les rapports de force s’exercent et se reproduisent sous la pression d’une acculturation des élites indigènes, à tel point qu'ils ne savent plus habiter leur propre langue, condamnés à se débattre avec une langue empruntée de l’histoire comme « langue de la littérature universelle ».
Qu’est-ce donc qu’écrire dans la langue de celui qui a historiquement réduit au silence notre langue d’origine et celle de nos ancêtres, langue bannie comme un vulgaire dialecte domestique et dont il faut nécessairement se départir si l’on aspire à quelque reconnaissance littéraire, accordée par ces professionnels de la littérature concentrés de l’autre côté de la Méditerranée ? On sait à quel point la littérature algérienne est toute entière frappée par l’expression de cette douleur identitaire encore vive, marquée par le souvenir d’une mère sacrée à jamais perdue** – « la langue maternelle » – ou d’un village de fellahs enseveli sous les feux d’une modernité broyeuse d’identités ancestrales. On réalise ici, grâce au très beau travail de Kaoutar Harchi, que cette histoire de souffrances est aussi – et surtout – une histoire de luttes que mènent chacun à leur manière les écrivains algériens afin de franchir clandestinement les frontières de la légitimité littéraire.
De la stratégie du « maquis littéraire » à l’instar de Kateb Yacine *** qui s’empare de l'idiome colonial comme d’une arme retournée contre l’ennemi aux stratégies de contournement et d’arrangement avec les instances consacrantes, jusqu’à l’assimilation opportuniste, chacune des attitudes adoptées par ces écrivains nous dit quelque chose de la France, de la manière dont elle se définit, de « l’exception culturelle » à laquelle elle s’agrippe jalousement et du "sacré" de ses frontières culturelles nationales. Parmi tous ces écrivains étrangers – mais aussi non-blancs car la discrimination littéraire est travaillée aussi par le critère racial à l’intérieur des frontières nationales – qui donc l’institution française décide-t-elle de consacrer, dans quels contextes et selon quelles modalités ? Ici, nulle question de talent littéraire au sens pur du terme, nulle considération sur les propositions formelles et esthétiques formulées par l’écrivain étranger et/ou non-blanc. Conjuguant une lucidité de dominés avec la connaissance des techniques et des savoir-faire propre à l'histoire littéraire, ces auteurs pénètrent par mille trous l'espace littéraire français à la faveur de l'histoire politique qu'ils subissent, et à partir de laquelle ils peuvent jouer des possibles en inventant leurs propres ruses. C’est pourquoi l’étude de leurs textes s’accompagne toujours et plus que n’importe quels autres, de l’étude du contexte politique et social qui les a consacré.
Déterrant ainsi tous les articles de presse, billets et interventions publiques qui entourent la montée en puissance des œuvres de ces écrivains algériens, Kaoutar Harchi démontre à quel point ces méta-textes ne font pas qu’accompagner le succès de l’œuvre mais en produisent littéralement la valeur littéraire. Publier Nedjma en 1956, en pleine guerre d'Indépendance ou publier Meursault contre-enquête l'année du centenaire de la naissance d'Albert Camus, chaque fois le destin de l'oeuvre se noue à celui de la multitude.
Et c'est heureux. Car cette mise à jour des mécanismes sociaux qui régissent l’espace littéraire a moins à voir avec une entreprise analytique de désenchantement du littéraire qu'avec une réconciliation saine et féconde entre l'écriture et le geste politique. Non pas le politique pensé comme une normativité qui assécherait l’art et le génie créateur, abandonnés tous deux sur le marché des intérêts et des opportunismes, mais le politique envisagé comme la forge matérielle de la puissance de l’œuvre, re-substantisant le coeur même de sa "valeur" en induisant des liaisons inépuisables entre l'oeuvre et l'âme vive de son époque. Ce qui, pour la peine, ne manque ni de souffle ni d'enchantement.
Louisa Yousfi
Notes :
* Frantz Kafka : « Il vivait entre trois impossibilités (…) : l’impossibilité de ne pas écrire, l’impossibilité d’écrire en allemand, l’impossibilité d’écrire autrement, à quoi on pourrait presque ajouter une quatrième impossibilité, l’impossibilité d’écrire (…) c’était donc une littérature impossible de tous côtés.»
** Kateb Yacine : « Avant d’être ligotée dans sa camisole de silence, ma mère était ma muse et ma musicienne, ma première source de poésie, puis ma partenaire de théâtre. L’école française nous a séparés. Elle a voulu voyager avec moi dans ce nouveau territoire de mots. D’une voix candide, non sans tristesse, ma mère me disait : puisque je dois plus te distraire de ton autre monde, apprends-moi dans la langue française… Formidable, non ? Ce drame filial, ni Barthes ni Sartre ne l’ont vécu. Ainsi se referma le piège des Temps modernes sur mes frêles racines et j’enrage à présent de ma stupide fierté, le jour où, un journal à la main, pâle et silencieuse, comme si la petite main du cruel écolier lui faisait un devoir, puisqu’il était son fils, de s’imposer pour le suivre au bout de son effort et de sa solitude, dans la gueule du loup. Jamais je n’ai cessé de ressentir au fond de moi cette seconde rupture du lien ombilical, cet exil intérieur qui ne rapprochait plus l’écolier de sa mère que pour les arracher, chaque fois un peu plus, au murmure du sang, aux frémissements réprobateurs d’une langue bannie, secrètement, d’un même accord, aussitôt brisé que conclu… ainsi avais-je tout perdu à la fois, ma mère et son langage, les seuls trésors inaliénables et pourtant aliénés.»
*** Kateb Yacine : « le défi a été pour moi de faire de cette langue le moyen d’exprimer le monde méconnu caché ou nié de l’Algérie et mon propre monde, d’affronter la tyrannie coloniale et par en dessous celle de la langue en inventant, en innovant, en la violentant, en la subvertissant pour qu’elle dise ce que ne disaient pas les dominateurs ou le contraire de ce qu’ils disaient. »