Le Grand écrivain, cette névrose nationale
Dans le Texte
Johan Faerber
Judith Bernard
(émission conçue et animée par Louisa Yousfi)
Il y a un an, presque jour pour jour, Leila Slimani et Marie Darrieussecq s’engouffraient dans l’écriture d’un « Journal de confinement » en pleine pandémie du Covid-19. Il s’agissait alors pour les deux romancières de poser, par-delà la sidération générale, la phrase ou l’image qui contiendrait le sens intime de ce « temps hors-du-temps » dont l’horizon brusquement bouché semblait en attente de son élucidation par les grands esprits de l’époque. On a vu le résultat. Des lignes indécentes d’impudeur et de médiocrité, ampoulées jusqu’à l’éclatement par leur prétention testimoniale, trahissant un décalage consommé entre la vie de loisirs et d’ennui contemplatif menée par nos deux diaristes et celle du peuple dont elles prétendaient décrire l’expérience commune. Heureusement, on a su en rire, parodiant avec brio la mauvaise emphase et la fausse simplicité des précieuses ridicules. Une question, cependant, traînait dans les airs : comment avaient-elles pu croire que la prose de leur prosaïsme bourgeois allait rencontrer un public accueillant et reconnaissant ? Quelle histoire s’étaient-elles donc racontée pour se rendre coupables d’une telle bévue ?
Un an plus tard, Johan Faerber nous livre la réponse. Dans son passionnant essai Le Grand écrivain, cette névrose nationale (Pauvert, 2021), il diagnostique, avec une remarquable érudition et un sens jubilatoire de la polémique, le mal qui fonde le vedettariat de la nouvelle scène littéraire française. Ce mal a un nom, ou plutôt une figure : le Grand écrivain. À son évocation, immédiatement semble ressusciter la glorieuse dynastie de ces « grands hommes à cheval » entre la littérature et la politique, incarnations historiques de leur époque, de Victor Hugo à Jean-Paul Sartre.
Sauf que les morts sont morts et ont bien mérité leur repos. Mais, comme la Littérature-majuscule, le Grand écrivain est un cadavre qui ne cesse de hanter une France en proie au déclin de son hégémonie. Dès lors, si on le sait mort, on voudrait tout de même en emprunter anachroniquement les habits par désir de gloire ou par nostalgie. Désir de gloire mondaine qui mime l’écrivain sans l’écriture, la tribune médiatique sans l’engagement de la rue, les prix littéraires sans l’œuvre. Nostalgie d’un temps où la France était vraiment la France, où les barbares n’avaient pas encore franchi les portes et saccagé le patrimoine national, où les luttes n’avaient pas encore fait péter en mille morceaux le grand récit de la Nation. Ainsi, nous raconte Johan Faerber, c’est le plus souvent du mauvais côté de la barricade qu’on risque de croiser le grand écrivain et son odeur de naphtaline. Le grand écrivain, cette névrose nationaliste qui attend avec une morgue houellebecquienne son sauveur mort-vivant.
Du bon côté, en revanche, les écrivains ne manquent pas. Ceux-là se savent écrire au pied d’un colosse crevé et ont cependant le goût d’écrire à partir de cette « disparition encombrante », sans prétendre au titre abandonné. Ils ne sont pas des grands écrivains. Est-ce à dire qu’ils sont petits ? Mieux, dit Johan Faerber, ils sont des scribes, littéralement des « écrivains publics » qui savent s’effacer devant l’écriture et la chair collective de ce qui doit la constituer. Non plus un récit de la Nation, mais un récit du peuple qui manquait.
Louisa Yousfi
Bibliographie de l’émission :
Barthes, Le Bruissement de la langue, Le Seuil, 1984.
Barthes, Mythologies, Le Seuil, 1957.
Robert Linhart, L'Établi, Éditions de Minuit, 1978.
Laurent Mauvignier, Continuer, Éditions de Minuit, 2016.
Richard Millet, La Gloire des Pythre, POL, 1995.
Serge Doubrovsky, Fils, Gallilée, 1977.
Emmanuel Carrère, L'Adversaire, POL, 2000.
Dominique Dupart, La Vie légale, Actes Sud, 2021.
Tanguy Viel, Article 353 du code pénal, Éditions de Minuit, 2017.
Joseph Ponthus, À la ligne, Éditions de la Table ronde, 2019.
Célia Houdart, Le Scribe, POL, 2020.
Violaine Schwartz, Papiers, POL, 2019.
Nathalie Quintane, Les enfants vont bien, POL, 2019.
Christophe Honoré, Ton père, Mercure de France, 2017.
Alain Mabanckou, Les Cigognes sont immortelles, Le Seuil, 2018.
Marie Ndaye, Rosie Carpe, Éditions de Minuit, 2001.
Michel Foucault, Dits et écrits, tome 1, Gallimard, 2001.
Anne-Marie Thiesse, La Fabrique de l’écrivain national, Gallimard, 2019.
Stéphane Bouquet, Un Peuple, Champ Vallon, 2007.