De l'interpellation
Dans le Texte
Jean-Jacques Lecercle
Judith Bernard
La politique nous attrape par la langue. Comme des poissons hameçonnés, nous sommes constamment saisis par des énoncés qui nous assignent des places que nous n’avons pas choisies, et qui nous somment de répondre ou de nous taire, de nous conduire ici ou de nous arrêter là. Nous le sentons confusément, nous baignons dans un environnement qui n’en finit pas de nous interpeller : parfois par des mots (et c’est bien la langue, alors, qui est en jeu), parfois par des images (l’interpellation visuelle n’est pas moins saisissante que la verbale), les idéologies qui travaillent la société toute entière n’en finissent pas de nous tomber dessus, à la manière d’une pluie de météorites laissant sur nous leurs empreintes, nous façonnant, nous défigurant ou nous transfigurant, et nous donnant dans le même temps les outils pour « répondre ». Objets de ce bombardement nous pouvons nous faire sujets, et des cailloux reçus apprendre à faire des frondes. Au passage, oui, j’ai changé de métaphore : des poissons aux météorites, je navigue à mon gré dans la langue puisque ses contraintes sont « capacitantes », et qu’elle me donne des libertés en même temps que des devoirs.
La langue est en effet le lieu le plus spectaculaire de cette dialectique de la subjectivation : elle nous précède et nous échoit toute faite, nous devons l’apprendre pour la parler, mais dès lors que nous la parlons nous pouvons, dans une certaine mesure, la refaire: y loger notre forme propre, notre manière, déjouer les règles à des fins expressives - bref : inventer notre style. Cette représentation du langage comme un milieu où circulent des forces, où se jouent des dominations et des contre-pouvoirs, est tout à fait contraire aux représentations traditionnelles du langage qui ne veulent y voir que l’outil neutre et transparent de la communication d’informations. C’est qu’il y a plusieurs philosophies du langage, et que celle qui nous intéresse aujourd’hui est radicalement marxiste : matérialiste, « collectiviste » (puisque la langue est toujours l’affaire d’un collectif), elle interroge les actes de langage concrets, ce qui s’y joue réellement en termes de rapports de force, et les formes d’émancipation qu’ils permettent.
C’est Jean-Jacques Lecercle qui nous permet d’explorer cette approche si stimulante de la linguistique : dans De l’interpellation (Amsterdam, 2019) il nous permet d’apercevoir les éléments de cette philosophie marxiste du langage à travers le concept d’interpellation qu’il emprunte à Althusser. L’interpellation, comme processus qui, simultanément, nous assigne une place (nous voici assujetti) et nous permet de répondre de manière responsable (nous voici sujet). A travers une multitude d’exemples prélevés dans l’art de l’affiche, du slogan, du mot d’ordre, du tag, de la "question » journalistique, il nous offre une aventure à l’intérieur de ce champ de forces que nous fréquentons sans être toujours bien conscient de ce que nous y recevons et de ce que nous y fabriquons ; il nous permet d’y voir beaucoup plus clair sur ce qui nous environne et nous constitue : ce grand bain idéologique, auquel nul n’échappe (et certainement pas ceux qui prétendent « ne pas être dans l’idéologie »), dont rien ne peut être déclaré exempt, sinon peut-être le geste artistique, qui s’efforce précisément de tenter une sortie hors du cercle de l’idéologie. La littérature (mais aussi le théâtre, d’autres arts encore, et puis la politique révolutionnaire), s’offrent alors comme des espaces possibles pour élaborer ce que Jean-Jacques Lecercle nomme des « contre-interpellations » - soit l’art de déjouer les dominations en contre-interpellant les idéologies qui nous interpellent…
Judith BERNARD
Bibliographie : ouvrages mentionnés pendant l'entretien (par ordre de citation).
- Jean-Jacques Lecercle, Une philosophie marxiste du langage, PUF, 2004.
- Louis Althusser, Sur la reproduction, PUF, 2011
- Frédéric Lordon, Figures du communisme, La Fabrique, 2021
- Lewis Carroll, De l'autre côté du miroir, 1871, première traduction française 1930.
- Arthur Rimbaud, "Le Bateau Ivre", 1871, première publication en revue 1883, première publication en recueil 1884 in Paul Verlaine, Les Poètes maudits : Tristan Corbière, Arthur Rimbaud, Stéphane Mallarmé. Arthur Rimbaud, Œuvres complètes, Paris, Flammarion, 2010.
- Hanna Arendt, Le Système totalitaire, 1951. Traduction française au Seuil, en poche, 2005.
- Jean-Jacques Lecercle, Frankenstein : mythe et philosophie, PUF, 1988.
- Roland Barthes, La Chambre claire, Gallimard, 1980.
- Raymond Williams, Culture et matérialisme, 1980. Traduction française aux Prairies Ordinaires, 2009.
- Georg Lukàcs, Raconter ou décrire, Éditions Critiques, 2021.
- Paul Nizan, les Chiens de garde, 1932. Réédition chez Agone en 2012, préfacé par Serge Halimi.