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Le spectre woke

Dans le Texte

Alex Mahoudeau

Un spectre hante l’Europe : le spectre du wokisme. Voilà, à peu près, l’incipit fantasmé de ceux qui dénoncent le wokisme. Qui dénoncent quoi, au juste ? Aussitôt le bât blesse car personne ne semble en connaître la définition exacte. Ce qui est certain, c’est que sa seule évocation dessine dans les airs un nuage d’autres néologismes monstrueux qui ont la particularité tout à fait commode de marquer un maximum de points au scrabble médiatique : islamo-gauchisme, indigénisme, néoféminisme, cancel culture… Le wokisme, ce serait donc précisément cela : un nuage. Et tout nuage qu’il est, il plane confusément au-dessus de nos têtes. C’est d’ailleurs toujours sous cette inquiétante modalité qu’il est convoqué : comme la menace d’une tempête idéologique qui va tout ravager. « Nos » valeurs, « nos » institutions, « notre » ordre social si chèrement établi et qui avait, de toute évidence, de bonnes raisons de s’être établi ainsi et pas autrement. La « majorité silencieuse » face à des minorités gueulardes et prêtes à tout pour mener à bien leur projet de déconstruction de la société : tel est le récit anti-wokiste par excellence. On sent bien qu’on avance dans l’identification du machin et en même temps toujours ce sentiment d’être face à un concept fourre-tout peu rigoureux.

Sans doute parce que ce à quoi nous avons ainsi accès, c’est surtout à la caricature du wokisme ou, plus exactement, à la caricature des luttes que la qualification « progressistes » - sous sa forme disons « radicales » - pourrait englober. C’est pourquoi mon invité Alex Mahoudeau, docteur en sciences politiques, et auteur de La Panique Woke, anatomie d’une offensive réactionnaire (Textuel, 2022) prend d’emblée ce parti : inutile de gloser sans fin sur la définition exacte du wokisme car le concept lui-même est devenu un outil politique volontairement nébuleux qui sert à disqualifier ceux qui sont ainsi dénoncés. Comme souvent dans ces méthodes, l’accusation en dit davantage sur ceux qui la brandissent que sur ceux qui sont ainsi étiquetés.

Ce que donne à voir le travail d’Alex Mahoudeau, c’est donc non pas les « wokistes » mais la cohérence idéologique des anti-wokistes qui trouvent refuge essentiellement dans les rangs de la pensée réactionnaire et conservatrice. Essentiellement mais pas que. Car des critiques du « wokisme » qui ne sont pas réactionnaires, ça existe et parfois même du côté de ceux qui sont eux-mêmes désignés sous le terrible label. Exemple frappant : les décoloniaux qui ont bien des choses à redire sur cette tendance « déconstructiviste », particulièrement perméable aux logiques néolibérales et souvent déconnectée des luttes réelles. Eux aussi, c’est de la réaction ?

A cet égard, on ne pouvait pas manquer de faire une place dans la conversation à Wissam Bengherbi, doctorant et membre du QG décolonial dont la présence vient corser un peu l’affaire. Spoiler : nul clash outrancier à l’image des polémiques récurrentes qui entourent le sujet ou des joutes engagées sur Twitter mais un échange calme et intelligent qui permet d’affûter plus clairement les lignes de fractures – indépassables – et les points d’équilibre, fruits d’une négociation stratégique lucide et consentie. Un peu de rigueur dans ce monde de brutes, enfin !

Louisa Yousfi

Dans le Texte , émission publiée le 02/07/2022
Durée de l'émission : 79 minutes

Regardez un extrait de l'émission