Faut-il en finir avec la famille ?
Dans le Texte
Raymond Debord et Gianfranco Rebucini
Judith Bernard
(émission conçue et animée par Louisa Yousfi)
Violences conjugales, féminicides, incestes, maltraitances des enfants, maris toxiques… force est de constater que l’ère dite de « la libération de la parole » pointe clairement l’index sur un lieu : la famille, maudite famille. De fait, ce n’est certainement pas un hasard si la contestation de la famille nous vient essentiellement du camp progressiste qui entend, depuis au moins mai 68, déboulonner cette institution conservatrice au sein de laquelle se cristalliseraient tous les archaïsmes d’un ordre social violent et inégalitaire.
N’empêche que, nous rappelle mon invité Raymond Debord dans son livre Faut-il en finir avec la famille ? (Éditions critique, 2022), la famille demeure aujourd’hui encore le modèle d’organisation le plus prisé des classes populaires en proie à une précarisation continue. Au cœur d’un système libéral qui prône la pleine souveraineté de l’individu – plus compatible avec les valeurs du marché et de la consommation – la famille est aussi une valeur refuge pour les plus défavorisés, voire un espace de résistance et de solidarité première. Comment dès lors comprendre le clivage traditionnel qui situe spontanément la défense de l’institution familiale à droite de l’échiquier politique et à gauche tous ceux qui veulent lui faire peau ?
En vérité, il faudrait remonter l’histoire du mouvement familiale et de son institutionnalisation en France pour saisir à quel point ce clivage n’a jamais véritablement été aussi clair. Si la famille se pose effectivement très vite comme un carcan normatif qui fige les êtres et notamment les femmes dans des positions spécifiques liées à la reproduction de l’espèce humaine, il devient aussi en même temps un obstacle de taille pour le capitalisme néolibéral qui entend soumettre tous les aspects de la vie aux lois du marché. Plus complexe encore, les intérêts des luttes progressistes vont objectivement converger avec ceux des néolibéraux en identifiant la famille comme cible commune : l’entrée massive des femmes sur le marché du travail en est l’un des exemples les plus frappants. Plan économique conçu pour atteindre l’objectif d’une augmentation spectaculaire du PIB, le travail des femmes ouvre les portes du foyer à l’exploitation capitaliste de tous les membres de la famille, dont elles vont devenir elles-mêmes victimes. Alors quoi ? Les luttes progressistes n’ont-elles jamais été que le cache-sexe du capitalisme triomphant ? Si c'est le cas, quels enseignements politiques pouvons-nous tirer qui n'encouragent pas simplement le retour à l’ordre ancien où la femme était cantonnée à la fonction procréative et éducative et les enfants soumis à l’arbitraire de leurs parents ? Comment penser une stratégie de transformation de la famille qui ne cède pas aux logiques néolibérales et qui comprend l’émancipation non plus seulement comme un modèle élitiste imposée par une petite bourgeoisie à l’ensemble de la société mais comme projet collectif pour les intérêts objectifs des classes populaires ?
C’est pour répondre à ces questions que j’ai également convié sur le plateau le chercheur Gianfranco Rebucini, anthropologue, chargé de recherches au CNRS et spécialiste en études de genre et de sexualité, qui apporte une dimension proprement politique aux questions que soulève ce sujet dont nous sommes néanmoins loin d'avoir fait le tour.
Louisa YOUSFI