Revenir à Deleuze ?
Dans le Texte
Igor Krtolica & Guillaume Sibertin-Blanc
Judith Bernard
Peut-être qu'on a été négligents ou désinvoltes : on a rangé trop vite Deleuze et Guattari dans le placard des loufoqueries soixante-huitardes, périmées comme leur fantasme d'interdire d'interdire. C'est qu'on les a beaucoup trahis aussi : c'est au prix d'une sacrée clef de bras à leur œuvre qu'on l'a faite passer pour une échappée frappadingue à cheval sur une ligne de fuite.
La philosophie politique de Gilles Deleuze et Félix Guattari, c'est bien plus que ça, bien mieux. C'est une architecture complexe, sophistiquée, qui peut sembler tordue - comme du Gaudi - mais qui n'est ni improvisée, ni inconséquente. A quatre mains et deux cerveaux - sans compter tous ceux sur lesquels ils se sont branchés, car c'étaient des ogres aussi, avalant des milliers de pages de documentation - ils ont bâti une fascinante usine à concepts et s'offrent aujourd'hui comme une très précieuse boîte à outils.
Précieuse, parce qu'on n'a jamais eu autant besoin d'eux, de leur travail, de leur objet : la question de nos désirs inconscients et de la part qu'ils prennent au désastre du monde. C'est leur hypothèse directrice : la production désirante et la production sociale sont identiques en nature, nos désirs inconscients oeuvrent partout dans le monde, que nous déplorons sans percevoir notre complicité inconsciente avec tout ce qui en lui nous opprime.
Production, donc : l'inconscient n'est pas un petit théâtre où se représenterait éternellement le conflit d'un désir coupable et d'une loi qui l'interdit (le fameux complexe d'Œdipe), c'est une usine, une machine désirante qui n'en finit pas de faire circuler des flux, d'en couper d'autres, d'investir des circuits très au delà des figures de la petite famille privée, et qui produit réellement des effets dans le monde matériel, lequel n'est pas autre chose qu'une vaste machine de machines désirantes. Il faut donc commencer par là, et c'est tout l'objet de L'Anti-Œdipe, qui forme le premier tome de Capitalisme et schizophrénie : désœdipianiser non seulement notre compréhension de l'inconscient, mais notre inconscient lui-même, abusivement ligoté à la minuscule scène de papa-maman-et-moi, éternellement incriminé, forcément coupable de vouloir ce qui est interdit.
C'est si pratique pour le maintien de l'ordre, et particulièrement de l'ordre capitaliste, de nous convaincre que nous ne désirons rien au delà des petites figures familiales, si commode de nous enchaîner à cette chaise électrique incorporée qui nous tétanise au moindre mouvement en nous disant toujours : "voilà au fond ce que tu désires (l'impossible et l'interdit), voilà pourquoi il faut se taire et se résigner" - et nous voici condamnés à tourner en rond dans l'éternel recommencement d'un monde organisé autour de la castration.
Mais ce monde, et particulièrement cet ordre capitaliste, n'est pas une structure qui nous serait imposée de l'extérieur : c'est le produit des machines désirantes combinées, la libération du processus "schizophrène" qui œuvre au fond de nos désirs inconscients, c'est l'usine du désir faite monde. Pourquoi alors ce monde nous paraît si désolant, si contraignant, si incompatible avec ce que nous percevons de nos désirs ? Parce qu'il ne se contente pas de libérer tous les flux, de faire sauter tous les codages des mondes antérieurs, de s'approprier la totalité de ce qui circule en le subsumant sous le signe de la marchandise, de l'équivalent général de la monnaie, et en le polarisant vers la nécessité du capital : pour ce faire, il produit ce que Deleuze et Guattari appellent une axiomatique - un règlement toujours renouvelé qui organise la circulation des flux conformément à ses propres exigences (la marchandise, la monnaie, le capital).
Il a donc une puissance répressive immense, laquelle ne fait pas moins partie de nos désirs inconscients que le processus schizophrène : c'est l'autre pôle de notre usine inconsciente, le pôle paranoïaque-despotique, qui produit des assignations, des reterritorialisations, des fixations. Et ce pôle-là est infiniment alimenté par l'œdipianisation de nos inconscients - dont il faut, décidément, s'émanciper.
Non pas pour se libérer définitivement de toute structure répressive : sur ce point Deleuze et Guattari sont très clairs (et c'est l'un des points sur lesquels on les a le moins entendus) : "Il n'y a pas de production qui ne sécrète une instance d'antiproduction, il n'y a pas de mouvement de déterritorialisation qui ne soit doublé d'un mouvement de reterritorialisation". Contrairement à l'utopie freudo-marxiste d'une libération définitive du désir, "une société non répressive est impossible". C'est ici Igor Krtolica qui commente l'oeuvre de Deleuze et Guattari ; je le reçois en compagnie de Guillaume Sibertin-Blanc, un autre éminent deleuzien - sans doute fallait-il un binôme, épatant comme celui-là, pour rendre justice à la puissance créative du binôme Deleuze-Guattari.
Ensemble nous abordons le continent de cette philosophie politique révolutionnaire, et commençons à frayer des voies dans sa luxuriante densité. Ça peut sembler parfois un peu déroutant, mais il me semble que le jeu en vaut la chandelle, et que l'heure en est venue surtout. Au moment où, à nouveau, les foules s'acheminent vers leur propre écrasement, en portant au pouvoir les formations politiques les plus violemment répressives, et les projets politiques les plus contraires à leurs intérêts objectifs, il est temps d'explorer ce qui les anime, ce qui nous anime inconsciemment, et de comprendre quelles machines nous travaillent obscurément.
Judith Bernard
Igor Krtolia : Gilles Deleuze, Félix Guattari, Une philosophie des devenirs révolutionnaires. (Amsterdam, 2024)
Guillaume Sibertin-Blanc : Deleuze et l'Anti-Œdipe. La production du désir. (PUF, 2010) - Droit de suite schizoanalytique. Contre-anthropologie et décolonisation de l'inconscient, (Europhilosophie Editions, 2023).
Gilles Deleuze, Félix Guattari : L'Anti-Œdipe. Capitalisme et schizophrénie. (Minuit, 1972) - Mille plateaux. Capitalisme et schizophrénie. (Minuit, 1980)