Les Soulèvements de la terre
Dans le Texte
Basile et Marcelle
Judith Bernard
Quelle que soit l'issue des législatives, ça va tanguer : nous ne sortirons plus guère d'une période sismique de haute intensité qui nous mobilisera en permanence. Pour tous ceux qui ont cru pouvoir s'en remettre entièrement à des représentants chargés de faire de la politique à leur place, le moment est venu de s'emparer de son destin et de se secouer un peu. Premières secousses, c'est justement le titre du premier livre des Soulèvements de la terre (La Fabrique) et le moins qu'on puisse dire est que la politique électorale n'est pas leur affaire. Ils n'attendent pas les scrutins pour se bouger, et considèrent que l'avenir ne s'invoque pas : il se fait.
Depuis le début, leur terrain est celui de l'action directe de masse : il ne s'agit pas d'attendre ni de réclamer des gouvernements qu'ils se mettent enfin à la hauteur des enjeux de l'époque, mais d'intervenir localement et concrètement pour désarmer la méga-machine capitaliste. Née en 2021 dans le berceau de la ZAD de Notre-Dame-des-Landes, cette "machine de guerre nomade", comme diraient Deleuze et Guattari, se structure et se diffuse partout où la lutte a besoin de bras, d'imagination, d'audace et d'actions un peu techniques : mettre hors d'usage une méga-bassine, une usine à béton, un site de l'agro-industrie, ils savent faire et entendent bien partager leur savoir-faire à tou.te.s celleux qui auront à coeur d'y prêter leurs forces.
Leur livre, largement nourri des passionnants récits de leurs actions, est superbe : on est ébloui par leur inventivité, leur courage, leur souplesse tactique - leur honnêteté aussi. Ils ne cachent jamais les écueils, les doutes, les hésitations sur la ligne de crête de telle ou telle orientation politique : ils prennent à bras le corps toutes les questions qui traversent leur entreprise et tranchent aussi souvent que nécessaire. Par exemple ? La nature qu'ils défendent n'est pas une "norme" conçue pour bannir les corps et les pratiques minoritaires, façon écologie intégrale réactionnaire, mais une "explosion continuée et jamais stabilisée de manières d'être vivantes".
Et s'ils revendiquent de ramener l'écologie sur terre, à la dimension locale de territoires situés, ce n'est pas pour resserrer la focale à l'échelle de l'entre-soi : certes, ils renoncent à "sauver la planète", ou "le climat", bien trop grands pour les forces concrètes dont on dispose, mais leur échelle politique est toujours internationale : pas question d'ignorer la spoliation des pays du Sud global sur quoi repose le confort des classes moyennes occidentales, pas question d'ignorer les paysanneries du monde au moment de soutenir une paysannerie locale. Le paradigme est décolonial, conscient de la fracture raciale autant que de la lutte des classes, soucieux des droits des travailleurs autant que de la biodiversité : ils ne laissent rien ni personne en dehors de leur projet d'un monde vivant et vivable.
On peut certes s'éprouver parfois un peu sur la touche, en les lisant : pas assez jeune, assez tonique, assez brave pour aller déterrer une pompe à eau au large d'une méga-bassine protégée par des centaines de robocops surarmés. Pas assez disponible pour consacrer des jours à un campement d'occupation : sans doute les Soulèvements sont ils portés par une jeune génération pas encore complètement enchaînée aux logiques de la fixation (familiale, dans l'emploi...), fixation qui ne permet plus guère d'investissement politique en dehors de la participation aux élections, aux grèves d'un jour et aux manifs rituelles. Mais leur projet n'est pas celui d'une politique pour les virtuoses : tous les points d'appui sont bienvenus, à l'arrière, dans les institutions, dans les organisations politiques.
Tandis qu'ils mènent sur le terrain des actions spectaculaires qui nous arrachent au sentiment de notre impuissance, leurs allié.e.s promeuvent avec pugnacité leur combat au sein du parlement : et si aujourd'hui un moratoire sur les mégabassines et sur les grands projets d'infrastructures autoroutières, la lutte contre l'accaparement des terres, la défense des zones agricoles, naturelles, et des zones humides figurent (entre autres) sur l'un des programmes en compétition dans les élections législatives qui nous occupent, c'est notamment grâce au rapport de force qu'ils ont su instaurer.
Judith BERNARD