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La haine des fonctionnaires

Dans le Texte

Willy Pelletier

C'est peu dire qu'on n'en peut plus. En tant qu'usagers des services publics, contraints à d'interminables attentes où la douleur est priée de patienter, confrontés aux procédures dématérialisées qui transforment la moindre démarche administrative en un supplice absurde dont on sort fou de rage et de désespoir, on encaisse depuis trop longtemps la fausse "modernisation" du service public, dont nul ne peut plus ignorer qu'elle consiste en son pur et simple saccage.

En tant que fonctionnaire on sait aussi à quoi s'en tenir ; chaque nouvelle réforme rivalise d'inventivité avec la précédente pour mettre de nouveaux mots sur toujours la même logique : réduire les coûts, les postes, et bien sûr fatalement - mais ça n'est jamais dit - la qualité du service rendu. Si bien que dans cette affaire, tout le monde finit par avoir la haine - la haine des fonctionnaires ?

C'est le titre de l'ouvrage que cosignent Julie Gervais, Claire Lemercier et Willy Pelletier, et qui vient de paraître chez Amsterdam : La haine des fonctionnaires, c'est d'abord celle éprouvée par les usagers, excédés par des décennies de maltraitance, et qui sont tentés d'incriminer les agents de la fonction publique, spontanément perçus comme défaillants, planqués, paresseux...

Mais cette représentation du fonctionnaire en mou du genou inefficace ne sort pas de nulle part ; elle a été méthodiquement configurée par la rhétorique néolibérale, qui depuis les années 80 inonde les imaginaires avec ses axiomes à deux balles : "Les fonctionnaires ça coûte cher, c'est pas efficace". Jamais personne n'en a fait la démonstration - c'est le principe d'un axiome : il faut le tenir pour vrai sans en avoir la preuve.

Ça n'a pas empêché l'axiomatique néolibérale de contaminer tous les discours, tous les univers de pensées, évidemment dans les grandes écoles où se forment les élites politiques et économiques, et donc forcément aussi dans la tête des hauts fonctionnaires eux-mêmes, qui s'emploient désormais scrupuleusement, dans les administrations qu'ils traversent, à fusionner les services, réduire sans sourciller les postes, tuer froidement les coûts ; c'est à leur talent de "cost killer" que se mesure leur excellence, et que se propulse leur carrière vers les plus hautes sphères du pouvoir, indifféremment dans le public ou dans le privé puisque les deux secteurs tendent inéluctablement à se confondre.

Bien sûr il y a ici et là des dissidences, des formes de résistance possibles : d'innombrables fonctionnaires, sur le terrain ou dans les bureaux en haut des tours, avec le peu de moyens qui leur sont laissés, tentent encore de mettre en oeuvre l'esprit du service public, de rechercher vaille que vaille l'intérêt général et, autant que possible, le respect de l'usager. Leur statut le leur permet dans une certaine mesure : il garantit leur indépendance, leur responsabilité, et que nul pouvoir politique ou patronal ne devrait les empêcher de veiller au respect des valeurs du service public.

C'est d'ailleurs probablement ça, le problème : leur statut. Ça qui leur vaut d'être haïs par les entrepreneurs de la néolibéralisation du monde. Non parce qu'ils "coûtent cher" - en réalité les logiques d'externalisation pratiquées par les "modernisateurs" sont totalement ruineuses. La gabegie de l'affaire du cabinet MacKinsey, parfaitement expliquée dans le magazine Cash Investigation qui y a récemment consacré un passionnant numéro, résume bien l'affaire - et n'en est que l'infime partie émergée : des dizaines de millions d'euros déversés par l'Etat, vers des prestataires privés que l'intérêt général ne concerne pas une seconde, pour des résultats nuls, indigents ou inadéquats, quand toute l'expertise pourrait être, à bien moindre coût, réinternalisée, assurée par des agents de la fonction publique bien mieux placés que quiconque pour agir conformément à l'intérêt général.

Au fond, derrière le prétexte fallacieux des "économies" que cette fausse "modernisation" est censée permettre, c'est une guerre idéologique sans pitié qui se mène à bas bruit : contre la fonction publique en tant que telle, parce qu'elle incarne l'un des derniers remparts contre l'intégrale marchandisation du monde. Sans doute parce que le statut du fonctionnaire est, comme le rappelle ailleurs Bernard Friot, une institution communiste : une sacrée épine dans le pied du capitalisme, un "déjà-là" de l'alternative qu'il nous faut donc soigneusement préserver et cultiver.

Faute de quoi, la dévastation complète du service public nous livrera sans défense à l'atomisation définitive du corps social. Willy Pelletier, que je reçois dans cette émission, nous en prévient : l'atomisation a déjà fait son oeuvre, le processus de destruction n'est pas loin d'être irréversible, les fureurs populaires sont portées à leur point d'incandescence - et ne sont évidemment pas pour rien dans le vote RN qui va croissant, et dans la fascisation du pays, dont les "progrès" se manifestent chaque jour. 

 

Judith BERNARD

Dans le Texte , émission publiée le 21/09/2024
Durée de l'émission : 81 minutes

Regardez un extrait de l'émission