Musique(s) contemporaine(s)
Diagonale Sonore
Benjamin de la Fuente
Raphaëlle Tchamitchian
Qui a peur de la musique contemporaine ? Il est vrai que ce nom évoque une certaine abstraction, une forme d'inaccessibilité, un élitisme intrinsèque qui rebute au premier abord, comme si seuls les initiés avaient accès à cette forme d'art "supérieure" que serait la musique savante. Et en effet, la musique classique a toujours été pensée par et pour les élites sociales - par opposition aux musiques traditionnelles (censées porter en elles une essence authentique) et à la musique populaire (bassement commerciale). Pourtant, même si elle fait mine de n'en rien savoir, la musique savante est elle aussi étroitement associée aux évolutions de son temps - pensons à la récupération qu'en a fait le régime nazi. Comment la faire descendre de son piédestal et l'aborder autrement ? C'est tout le projet du compositeur Benjamin de la Fuente.
La première fois que j'ai entendu Benjamin de la Fuente, c'était au sein du groupe Caravaggio, un mélange dark et savant de rock indus et de musique expérimentale baptisé "art-rock", en référence à "art music" ("musique savante" en anglais). C'était dans un club de jazz, le Triton, aux Lilas, car le groupe est composé pour moitié de musiciens de jazz (Eric Echampard et Bruno Chevillon), et pour moitié de musiciens contemporains (Samuel Sighicelli et Benjamin). Mais en y réfléchissant, il semble naturel qu'un club de jazz accueille un projet pareil, parce que le jazz a l'habitude des mélanges - savants ou non.
Plus tard, j'ai découvert l'album solo de Benjamin de la Fuente, La Longue marche. Mon morceau préféré est sans doute le dernier, improvisé en urgence, en vingt minutes avant de partir prendre un avion : c'est du rock par l'énergie et le son, de l'impro par le geste, de la musique contemporaine par le traitement et le résultat final. Et puis l'année dernière, je suis allée écouter le dernier programme de l'Orchestre National de Jazz d'Olivier Benoit, pensé autour de la ville de Rome. Deux compositeurs y sont invités : Andrea Agostini et Benjamin. Pas étonnant, vu qu'il y a passé presque deux ans, dans le saint des saints, à la Villa Médicis. Comment passe-t-on des hauteurs ethérées de la Villa Médicis à l'Orchestre National de Jazz ?
Moi, j'ai fait le chemin inverse : du jazz à la musique contemporaine, grâce à Benjamin de la Fuente, mais aussi Joëlle Léandre, Myra Melford, le Quatuor Bela et Jean-Louis... Même si les résultats sont souvent très différents, les démarches sont souvent similaires : détournement des instruments, mélange des rythmes et des couleurs, éclatement de la progression linéaire... Aujourd'hui, il n'y a plus tellement de sens à vouloir séparer les genres, même s'ils viennent de traditions opposées au départ. Mais alors pourquoi est-ce que, le soir, quand je rentre chez moi, je me mets un disque de jazz et pas un disque de musique contemporaine ? C'est ce que j'ai voulu comprendre en interrogeant ce compositeur, violoniste, improvisateur, qui a coché toutes les cases (Conservatoire National Supérieur de Musique, Ircam, Villa Médicis), mais qui vient s'encanailler non seulement dans les clubs de jazz, mais aussi sur les scènes de spectacle vivant et même au cinéma.
Bibliographie et discographie :
Benjamin de la Fuente, La Longue marche, Aeon, 2009
Benjamin de la Fuente, Contrecoup, Signature, 2016
Benjamin de la Fuente, "In Vino Veritas" dans Orchestre National de Jazz, Europa Rome (direction Olivier Benoit), ONJ Records, 2016
Caravaggio, Turn Up, La Buissonne, 2017
Guillaume Kosmicki, Musiques savantes, 1882-1989 (2 tomes), Le Mot et le Reste, 2012-2014