Blindtest #5
Diagonale Sonore
Édouard Ferlet
Raphaëlle Tchamitchian
Pour beaucoup d’entre nous, l’apprentissage de la musique a commencé avec le piano. Dans les gares ou les magasins d’instruments, il y a toujours quelqu’un pour jouer « La Lettre à Élise » ou la B.O. d’Amélie Poulain. Le piano, c’est pratique : les notes sont toutes prêtes, il n’y a qu’à appuyer sur la touche. À l’inverse, sur les instruments à cordes, il faut trouver la note — tous ceux qui ont eu autour d’eux un proche ayant appris le violon s’en souviennent. Le piano, c’est tellement pratique que, souvent, même les musiciens qui jouent d’autres instruments composent dessus. C’est aussi un objet familier : il apparaît dans les films et les tableaux, et s’accommode autant d’un imaginaire mafieux (Cotton Club) que d’un salon bourgeois (Les Aristochats). Partie intégrante de la culture occidentale, le piano fait aussi un peu partie de nous.
Nous avons commencé cette série de blindtests depuis le piano ; dans ce 5e volet, nous plongeons au cœur de l’instrument. Le piano, Édouard Ferlet a commencé à en jouer à l’âge de 7 ans et ne s’est jamais arrêté. De son impressionnant CV (formé au Berklee College of Music à Boston, il co-fonde en France le Trio Viret puis la maison de production Mélisse, tout en enregistrant avec l'écrivaine Nancy Huston), il cherche régulièrement à se distancier. Comment trouver sa place face à une histoire culturelle synonyme à la fois de formation et de prison ? Comment se libérer d’un éventuel formatage ? Comment désapprendre pour toucher à l’être ?
Ce rapport ambivalent à l’histoire de la musique et à ses figures tutélaires s’exprime notamment dans Think Bach (2012) et Think Bach, Op. 2 (2017), deux albums au grand succès public parus chez Mélisse. Se tourner vers Bach, et plus généralement se tourner vers le passé (think back), prend en même temps la forme d’un hommage et d’une transgression. Car Ferlet n’a pas repris Bach comme on reprendrait des standards, en insérant la mélodie dans un nouvel arrangement. Il a métamorphosé les compositions de l’intérieur en modifiant le rythme ou la mélodie, de sorte que l’original habite la reprise comme un fantôme — au cours d’une véritable leçon de musique, il nous montre précisément comment.
Une même présence spectrale habite son dernier album, Pianoïd (Mélisse, 2021). Sur cet enregistrement solo, Édouard Ferlet se dédouble grâce à un deuxième piano contrôlé par l’intermédiaire d’un boîtier électronique depuis le premier. À l’image, le deuxième piano a l’air de jouer tout seul. À l’écoute, la musique semble habitée par une présence invisible. L’ensemble est là aussi structuré par une tension dialectique : entre humain et inhumain, âme et machine. De cette musique qui se situe quelque part entre tradition savante, jazz et électronique, il résulte une sorte d’inquiétude. Comme si la création, née de la plongée dans les entrailles du piano, s’accompagnait d’un sourd désir de destruction.
Raphaëlle TCHAMITCHIAN
Site d’Édouard Ferlet : https://www.ferlet.com/
Prochain concert : Café de la Danse, Paris, 10 février 2022.