Vertigo, une enquête
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Jean-François Rauger
Dans le film ne pouvait pas se priver encore longtemps d'un type d'émission qui, de façon aléatoire, serait entièrement consacré à l'analyse d'un film. Cela relevait d'une nécessité, mais aussi d'un défi (qu'est-ce qu'on a encore à dire sur les films qu'on aime ?) autant que d'une envie. Le critère de sélection du premier film était là assez simple, il n'y avait qu'à prendre le film le plus cité jusque-là dans nos entretiens. A ce jeu, Vertigo (Sueurs froides, 1958) d'Alfred Hitchcock bat tous les records : à chaque fois qu'un invité ou moi-même en parlons, il est brandi sur le ton de l'évidence. Pour moi comme pour eux Vertigo est le parfait synonyme d'un chef-d'oeuvre cinématographique, cela ne fait aucun doute.
En ce sens, faire une émission entièrement consacrée à Vertigo c'était prendre le temps de s'arrêter pour voir ce qui se trouve derrière ce terme de "chef-d'oeuvre" qu'on dégaine souvent à tort et à travers. On y trouve principalement des impressions vagues, des souvenirs de projection, des images qui se donnent avec leurs affects, des injonctions à aimer (aussi parfois), de l'intimidation, des discussions et des critiques lues sur le film en question, bref, tout un petit paquet d'informations qui se sédimentent pour composer l'idée du chef-d'oeuvre. Mais avant tout, et c'est là la définition minimale qui sera la nôtre lorsque nous ferons ce genre d'émissions : un chef-d'oeuvre c'est d'abord ce dont on discute, ce dont on ne finit jamais de discuter, et on en discute d'abord et avant tout pour convaincre avec nos fragiles moyens les plus sceptiques qu'il s'agit bien d'un chef-d'oeuvre (souvent on ne fait que les engueuler avant de leur repayer un coup).
"Vertigo, une enquête" cela peut prendre deux sens. C'est à la fois l'enquête du film, de Scottie (James Stewart) acceptant d'enquêter sur les étranges agissements de Madeleine (Kim Novak), et c 'est à la fois l'enquête du spectateur devant ce film, selon moi l'un des plus beaux qui soit, précisément parce qu'il vient nous chercher et nous offre d'être, à chaque visionnage, comme un détective devant un mystère encore irrésolu. De mémoire de cinéphile, on ne peut pas trouver place plus respectueuse ou ennoblissante. Le personnage de Scottie nous tend une image archétypale certes, mais satisfaisante et suffisamment romanesque de ce que nous nous sentons être en tant que sujet mais aussi, pour certains, en tant que cinéphile et sujet désirant (c'est là toute la zone extrêmement intime et, disons le, psychanalytique que le film parcourt en nous, faisant littéralement du passé la profondeur du sujet).
"Jamais dans aucun film le cinéma n'a été autant fabrication et confession, spectacle et intimité." écrit très justement Jacques Lourcelles dans son Dictionnaire du cinéma. Vertigo (et cela vaut pour toutes les grandes oeuvres) c'est tout à la fois le plus intime, ce bout d'intimité que l'on garde jalousement pour nous et qui ne souffre d'aucune sociabilité, et une idée du cinéma largement partagé, celle-ci discutable ou du moins, sur laquelle nous pouvons communiquer. Un grand film est selon moi toujours la réconciliation entre ce que nous avons de plus intime et muet et ce que nous avons de plus sociable en nous (notre propension à discuter des films), et pour moi Vertigo a toujours été le film qui allait le plus loin dans cette réconciliation, en poussant encore plus loin
On en parle ici avec Jean-François Rauger, que nous recevions il y a un an pour évoquer son métier de directeur de la programmation à la Cinémathèque française. Jean-François Rauger est aussi critique au Monde et son dernier livre en date est un bel ouvrage intitulé "L'oeil domestique, Hitchcock et la télévision" (éd. Rouge Profond) où il évoque un pan assez mal connu de l'oeuvre hitchcockienne, à savoir sa série télévisée "Alfred Hitchcock Presents". C'est avec un mélange indissociable d'érudition et de sensibilité qu'il nous parle de Vertigo et dans un premier temps revient sur la genèse du film, sur les aléas de sa fabrication avant de s'engouffrer tout à fait dans l'analyse et le "délire" d'extraits, puisque selon lui, "toute interprétation est un délire".
En écoutant les anecdotes de tournage, il est ainsi drôle de voir à quel point certains choix (dont notamment celui de Kim Novak par exemple) ne tenaient à pas grand-chose alors qu'ils m'apparaissent relever d'une nécessité totalement impérieuse. Je crois que c'est une des qualités des grands films que de nous rendre quasiment incroyable l'idée que leur tournage ait pu avoir lieu, et avec cela, qu'ils soient entre autres le fruit d'une série de discussions et d'hésitations; on en revient toujours à cette impression de naturalité de l'oeuvre d'art qui existerait sur le même mode qu'un paysage.
Pour autant, parler de Vertigo, en savoir plus sur l'envers du décor et les chamailleries d'Hitchcock avec son actrice ou son producteur, en apprendre plus sur les influences picturales d'Hitchcock, ce n'est jamais égratiner l'oeuvre ou renoncer aux superlatifs, mais bien au contraire, voir qu'une fois décortiquée, l'intégrité du film reste étrangement intacte, qu'en touchant à tout et en ayant tout documenté on n'a le sentiment de n'avoir touché à rien. Pour moi, la seule évidence de Vertigo est celle de son mystère absolu. On est finalement comme Scottie, pétrifié devant un objet insaissisable, en train de recoller les morceaux d'un puzzle impossible. C'est peut-être cela que voulait dire Jean-François Rauger en parlant de "film impensable", ce sentiment vertigineux qu'en pensant le film c'était davantage lui qui nous pensait.
Mais c'est une admiratrice qui parle, et cette émission a d'abord été pensée pour les plus sceptiques et même pour ceux qui n'ont pas encore vu le film. Et s'ils ne sont pas satisfaits, je leur repaye un coup.
Bibliographie sélective :
Jean-François Rauger, L'oeil domestique, Hitchcock et la télévision, éditions Rouge Profond, 2014
Jean-Pierre Esquenazi, Vertigo, CNRS éditions, 2011
Tania Modleski, Hitchcock et la théorie féministe, les femmes qui en savaient trop, traduction de Geneviève Sellier, l'Harmattan, 2002
Jean Douchet, Hitchcock, éditions Bibliothèque des Cahiers du cinéma, 2003
François Truffaut, Hitchcock, édition définitive, Gallimard, 2003
Jacques Lourcelles, Entrée "Vertigo" dans le Dictionnaire du cinéma : les films, Robert Laffont, 1999