Vers l'amour révolutionnaire
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Houria Bouteldja
Les races, on le sait, n’existent pas ; le racisme pourtant existe, mais cela on ne le sait que variablement, selon qu’on en fait soi-même l’expérience, ou pas. Peut-être est-ce d’avoir enseigné dans les lycées du « 9-3 » depuis quinze ans ? D’avoir côtoyé des ados « non-blancs » gorgés d’offense, infiniment blessés et bouleversants ? La révolte des racisés me prend à la gorge : elle m’interpelle, elle me convoque, elle réclame justice et je veux lui faire droit.
Le livre d’Houria Bouteldja vient donner une forme à cette révolte, et je veux les accueillir (le livre, son auteure), quitte à me les prendre en pleine face. Dès le titre, ça claque : Les Blancs, les Juifs et nous – ces catégories suspectes, trop séparées, froidement mises à distance – et la gifle aussitôt change de courbe, le geste se métamorphose en sous-titre : Vers une politique de l’amour révolutionnaire. Tout le livre tient dans l’ambivalence de ce geste qui tout ensemble accuse et appelle, geste qu’il faut attentivement regarder et, me semble-t-il, accepter de recevoir.
C’est un exercice difficile. Houria Bouteldja appartient au Parti des Indigènes de la République, que sa réputation sulfureuse a rendu « infréquentable » aux yeux d’une large frange de la gauche pourtant officiellement soucieuse d’antiracisme. Les autoproclamés Indigènes seraient « racistes » (anti-blancs) et même « antisémites » (puisqu’il sont antisionistes). Regrettables contresens qui confondent la violence avec la haine ; qui oublient qu’on ne s’émancipe jamais d’une domination sans une lutte révolutionnaire, laquelle n’est pas un pique-nique. Mais un combat, si vigoureux soit-il, exige aussi beaucoup d’exactitude pour ne pas virer au massacre : si la lutte est justifiée, elle ne paraît pas toujours juste et l’on voudrait souvent l’ajuster pour pouvoir la rejoindre tout à fait. C’est décidément un exercice difficile, car Houria Bouteldja ouvre le dialogue comme on ouvre le feu.
Sa rhétorique est celle des offensés qui ne consentent plus à l’offense : elle puise dans la provocation, cherche l’affrontement, veut inspirer la crainte – qui permet d’être enfin respecté, quand les autres voies ont invariablement échoué. Le PIR fait peur, et ça lui convient : c’est une dimension de sa tactique, qui passe par des transgressions faussement désinvoltes parmi les totems et les tabous de notre époque. Nulle inconséquence dans cette audace blasphématoire ; il s’agit de « leur faire peur ». A qui ? Aux Blancs. Oui, les Blancs, ça existe, quoi qu’il nous en coûte de l’admettre. Non comme essence, mais comme condition sociale. Une condition de dominants historiques qui a constitué, dès la découverte du "Nouveau Monde" en 1492, les non-Blancs en dominés, selon une hiérarchie raciale que le droit prétend interdire, mais que les faits, têtus comme on sait, persistent à prouver.
Il importe d’en finir avec cette hiérarchie raciale, ce qui suppose d'en reconnaître d’abord les effets, bien réels, et d’entendre ce que les racisés ont à en dire, fût-ce dans une langue trempée à la colère. Il faut les entendre, car ils ont beaucoup à nous dire, et à offrir aussi : des alliances, un combat à mener de front, et même : « l’amour révolutionnaire ». Révolutionnaire, parce que c'est le capitalisme qu'il s'agit de renverser ; comme il a bati son empire sur la colonisation, il n'est pas absurde de mettre la cause décoloniale au coeur de la lutte. Quant à l'amour, c’est moins suave que ça n’en a l’air : ça suppose à la fois de se prendre la main et de se prendre des baffes. Mais le jeu en vaut la chandelle : selon Houria Bouteldja c’est la dernière option, juste avant la fin du monde, pour en changer in extremis, et l’arracher à la barbarie. A moins qu'il ne soit, déjà, trop tard ?