Les Schtroumpfs des Bermudes
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Alain Deneault
Des paradis fiscaux, on croit tout savoir, ou à peu près : on a compris le principe. La richesse accumulée à travers le monde par les multinationales et les investisseurs les moins scrupuleux s'y engloutit à milliards en des sortes de trous noirs où elle ne doit plus rien à personne... C'est "légal", nous dit-on, et c'est où l'on voit le mieux combien la "loi" n'est le plus souvent que l'arrangement règlementaire le plus favorable au capital que l'époque ait trouvé.
Le phénomène est d'une envergure considérable, et il n'est pas inutile d'en rappeler quelques chiffres : sur la planète, ce sont 21 000 milliards de dollars qui circulent hors de tout contrôle public, c'est plus de la moitié des transactions financières qui ont lieu dans ces zones d'ultra-permissivité. Mais le regard d'Alain Deneault, philosophe et essayiste québecois (auteur notamment de Médiocratie, de Offshore, paradis sous terre, et De quoi Total est-il la somme ?) permet de passer d'une approche purement technique à une approche véritablement politique du problème : que reste-t-il, par exemple, de la notion de "souveraineté", quand des états comme les Bahamas ou la Barbade louent leur souveraineté, abdiquent leur pouvoir législatif et juridictionnel au profit d'intérêts financiers, commerciaux et industriels qui deviennent souverains, et écrivent eux-mêmes, à la faveur de leurs seuls intérêts financiers, la loi ? Autant dire que dans ces législations de complaisance, c'est le capital qui est devenu souverain, au détriment de toutes les souverainetés nationales qui se refusent à de telles complaisances, et au nez et à la barbe des peuples ainsi lésés. Et de même, que reste-t-il de la notion de frontière, quand elle opère en pointillé, ou comme un poste à péage sur une autoroute qui aurait prévu une voie de contournement pour les voitures de luxe ? Les très éloquentes images que Deneault met au service de sa démonstration ne sont pas seulement effarantes dans le scandale qu'elles dénoncent : elles sont hilarantes, comme l'évocation de ces "Schtroumpfs des Bermudes qui légifèrent sur le monde"...
Et on rit, au Lieu-Dit où cette conférence s'est tenue, on rit de ce rire qui nous gorge de colère et qui appelle à une révolte et une mobilisation à la hauteur des enjeux ; non pas forcément pour faire la révolution - Deneault a l'air de penser que le capitalisme de toute façon agonise, que rien ne le sauvera de la mort logique à laquelle il s'est condamné. Mais ce rire éclairé est précieux pour accompagner cette inéluctable agonie, et être prêts à édifier ce qui lui succèdera - et surtout être prêts, comme nous y enjoint le philosophe avec un air soudain moins rieur, "avant les fascistes"...