Révolution au Portugal : 50ème anniversaire !
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Victor Pereira
Le présent n'inspire guère d'espoir. Tandis qu'ici tourne le petit manège des jockeys ministériels chevauchant invariablement la même monture néolibérale, et qu'au loin les massacres persistent sans relâche, on ne sait où se tourner pour ouvrir quelque part des raisons de croire en quelque chose de collectif et d'émancipateur. Peut-être est-ce le bon moment pour se souvenir que 2024 offre l'occasion de célébrer le cinquantième anniversaire de la Révolution des Œillets ; c'est important, de célébrer la mémoire d'une révolution : cela fait partie de la lutte, puisque nous faisons face à des pouvoirs qui n'ont de cesse de l'ensevelir ou de la fausser.
La Révolution des Œillets n'échappe pas à cette règle : à Lisbonne, sur la façade du bâtiment de la gendarmerie où le successeur de Salazar s'était réfugié en 1974 alors que les militaires insurgés étaient entrés dans la ville pour le priver définitivement du pouvoir, les innombrables impacts de balles ont été méthodiquement effacés. Immaculée, repeinte, la façade oppose aux regards des touristes la pâleur silencieuse des monuments sans histoire. Cette entreprise d'effacement prolonge tacitement le geste de réhabilitation de la dictature, alimenté pendant les années 80 par la publication d'une biographie hagiographique de Salazar en six volumes, attachée à vanter "l'Estado Novo" comme un régime bien moins violent que ses homologues nazi, fasciste ou franquiste, niant l'usage de la torture, et repeignant les révolutionnaires en terroristes ou en aspirants dictateurs.
L'Histoire est donc encore, toujours, un champ de bataille, et transmettre la mémoire des révolutions fait partie des combats que nous devons mener. Le livre de Victor Pereira, C'est le peuple qui commande. La Révolution des Œillets 1974-1976, paru aux Editions du Détour il y a deux mois, nous fournit ici un précieux arsenal ; il nous offre l'occasion de nous saisir de ce passionnant épisode de l'histoire portugaise, en mesurant notamment la part que le peuple y a prise, et de comprendre les enjeux politiques qui opposèrent les forces en présence à l'époque. Il ne s'agit donc pas seulement de lutter contre l'oubli que nos adversaires politiques entendent cultiver pour mieux faire croire à un monde sans alternative ; il s'agit aussi de puiser dans le passé des enseignements sur les conditions d'avènement et de réussite d'une révolution.
Celle qui bouleversa le Portugal en 1974, qui renversa une dictature de quarante ans en une grosse journée, nous intéresse à plus d'un titre : au delà du fascinant paradoxe par lequel cette révolution vit l'armée mettre à bas la dictature dont elle avait vocation à être la gardienne, c'est la dernière révolution à avoir remis en cause le capitalisme en Europe - il y a quelques décennies, à moins de 2000 kilomètres d'ici. La Constitution à laquelle elle donna lieu, structurée par des idéaux socialistes, affirmant le caractère irréversible des multiples nationalisations auxquelles le nouveau pouvoir avait procédé, fait signe pour un moment d'émancipation collective majeur - que l'Union Européenne s'est empressée de faire effacer, bien sûr, en imposant une révision constitutionnelle en 1989.
Cette révolution est aussi celle qui signa l'arrêt de mort d'un empire colonial majeur. Car la question coloniale est absolument centrale dans cette révolution : pour avoir voulu maintenir contre vents et marées un empire, dans une époque où la décolonisation s'imposait (presque) partout, Salazar et son successeur Caetano ont méconnu l'anachronisme de leur entêtement barbare, et qu'ils y perdraient non seulement leurs colonies, mais le soutien des militaires employés à les défendre. C'est l'une des leçons de cette révolution : on ne persiste pas dans le geste colonial impunément : vient un moment historique où plus aucun peuple ne peut la souffrir, et où les forces qu'on emploie pour en imposer le joug se rebellent, et se retournent contre le pouvoir qui prétendait les y contraindre. Tâchons de nous en souvenir et de méditer cette leçon face aux régimes qui persistent dans des entêtements hors d'âge et une colonialité littéralement insupportable.
Judith BERNARD