Hors-Série
Arret sur Images
Me connecter
abonnez-vous


commentaire(s) publié(s) par Cédric

1 commentaire posté

02/07/2016 - Aux Sources - La sociologie en roue libre

Ne peut-on être "sérieux" sans se croire sans cesse redevable d'exhiber sa "scientificité"?
Je rappelle que, même si des bases scientifiques doivent s'acquérir, la médecine - même moderne et occidentale! - relève davantage d'un art que d'une science : face à telle ou telle pathologie, on ne va pas forcément prescrire les mêmes stratégies thérapeutiques ni les mêmes molécules ni les mêmes posologies selon la personne clinique en face (dans sa polydimensionnalité physique, psychologique, sociologique ou même spirituelle via les interdits alimentaires, transfusionnel, etc.), selon les risques épidémiologiques environnementaux (contagiosité, épidémie, pandémie, etc.)...

En tant que psychologue, il me semble que combattre ceux que l'on prend pour des charlatans à coups d'arguments est plutôt sain, mais s'en référer à un cadre stable et tenu pour acquis d'une "scientificité" (euphémisme pour ne pas dire "science") de la sociologie - et qui n'est pas spécialement de surcroit explicitée ni en prémices ni in fine - je trouve ça assez stérile au final. A priori, témoigner d'un idéal de la "Science" si élevé et si omnipotent dans le réglage des choses humaines n'est pas toujours très rassurant, surtout en sciences humaines ou sociales : le débat d'idées n'est pas à proprement scientifique mais dialectique voire rationnel, et surtout il comporte toujours aussi un impondérable irrationnel (cf. rhétorique, hypnose/suggestibilité, psychologie "des foules", etc.). La science ne tranche pas l'humain comme un dictionnaire trancherait un lexique (et même ça c'est faux : tout dictionnaire est lacunaire!); en sciences sociales/humaines et au mieux, l'humain déduit (et crée) une science à partir d'observations/réflexions apparaissant suffisante pour lui pour choisir de les mettre au premier plan. Et chacun peut y consentir ou y objecter ce qu'il veut : là pour moi est le véritable débat scientifique en sciences humaines. La Science ne va pas "révélée" la Sociologie comme le Dieu de Moïse lui avait révélé les 10 commandements. L'humain (à mon sens) déborde la science car il en est un acteur (et heureusement!). Abandonner ce point crucial nous ferait vite dérailler vers des délires épistémo-scientifiques de type "expériences à la Mengele" ou transhumanisme décomplexé dès que certaines digues sociales cèdent... C'est d'ailleurs précisément ce que montre la science "quantique" : pas de résultat d'expérience (juste un potentiel probabiliste) sans qu'un observateur observe (et fige la probabilité en résultat)... Bref, ça va loin mais la vidéo m'y pousse.

Je reformule autrement : pourquoi, concernant des thèses/hypothèses de sociologie, recouvrir un combat légitime qui est idéologique et politique (dénonçant faux-débats ou fallacieuses priorités, contre-argumentant, "déconstruisant" même, innovant, etc.), pourquoi le recouvrir d'un supposé blanc-manteau de "scientificité" auto-clivant et nous garantissant, de sa seule invocation, être du "bon coté du vrai" (...c'est-à-dire du côté de "La" science)? Pourquoi, en sociologie, ce serait la scientificité "supposée neutre et objective" qui trancherait à notre place une position à mon sens bien davantage idéologique et politique que "scientifique"?

La sociologie est un sport de combat disait Bourdieu (autre imposteur scientifique?), mais c'est précisément car elle ne peut pas être une Révélation scientifique à l'unisson...!

Ex : Dire que 60% des musulmans des quartiers populaires votent Mélenchon (...réserve faite sur l'aspect purement déclaratif de l'échantillon) n'est pas plus ou moins scientifique qu'une autre étude qui dirait que c'est 40%... Mais aucun échantillonnage n'est juste : on accorde juste préférentiellement davantage de foi à l'un ou à l'autre selon nos critères (nb de personnes, lieu de l'enquête, réputation des sondeurs, mathématique statistique appliquée, etc.) et au besoin on argumente, mais ce n'est généralement pas un seul différentiel de scientificité qui va invalider unanimement un des deux sondages, et nous orienter avec totale transparence quand on travaille en sciences dites "molles" (c'est-à-dire sur du déclaratif humain, avec des expérimentateurs eux-mêmes humains donc forcément non "neutres"...). Quant au "saut interprétatif" de dire pourquoi ils ont voté Mélenchon, on est encore plus loin de la scientificité. Et pourtant certains sociologues peuvent néanmoins émettre des hypothèses qui, bien que non "scientifiques" peuvent s'avérer parfois pertinentes, parfois heuristiques : la sociologie comporte aussi une part spéculative, et c'est pourquoi il convient juste de la soumettre à la pensée critique. La sociologie n'aura jamais la neutralité scientifique de l'arithmétique, et tant mieux!, car précisément c'est une science humaine/sociale!

Imaginons un instant une "histoire scientifique" une et indivisible... On sait bien qu'il n'en est rien : que chaque époque et chaque historien souligne tel point, en délaisse voire en omet un autre, que les techniques historiographiques, archivistiques évoluent de même... Même si c'est désagréable à entendre, l'histoire (tant la nôtre la plus intime que la "grande" qui l'englobe) se récrit à chaque instant en s'orientant du sujet historien, qui lui-même s'oriente de telle ou telle école, telle ou telle influence (et de cette écriture se nourrit d'ailleurs notre futur, mais c'est une autre histoire...) : bref, une histoire qui ne déclencherait nulle controverse serait assez suspecte... et assurément transitoire! Car l'histoire, la science historique est une science humaine, non une Science-Histoire à révéler une fois pour toute. On peut arguer de privilégier telle ou telle archive, telle ou telle méthode... mais on ne peut arguer de "l'objectivité", la "neutralité" ou d'un "universalisme" scientifique qui mettrait tout le monde d'accord sur UN récit historique indéboulonnable : c'est ça "faire de l'histoire", sinon un ordinateur ou un algorithme suffirait (...et les journaux médiatiques ne seraient que copié-collé-clôné de "L'Information" - c'est d'ailleurs pour ça que quand on a cette impression comme en ce moment en France, on est bien mal barré!).

Je parlerai à présent généralement du canular Sokal/Bricmont (et notamment de leurs conclusions sur Lacan et les penseurs structuralistes), bien plus que des invités et de leur propre combat contre Maffesolli (combat que je partage mais politiquement parlant, mais pas au nom de La-science une et indivisible!). Encore une fois, déjouer les mystificateurs en argumentant c'est bien et sain mais, pour ce faire, n'arguer que du sceau de la scientificité (scientificité-objectivité-neutralité les trois mères-vertus) en science humaine, c'est au minimum vaseux voire beaucoup plus périlleux qu'utile (et sain) in fine.

En effet, les méthodes "dites scientifiques" classiquement appliquées aux dites sciences "humaines" (ou "sociales") restent pour moi (ou précisément pour tout vrai scientifique ce me semble) très discutables. Je vais essayer de m'expliquer en me concentrant sur mon domaine : la psychologie. La psychologie et la diversité de ses disciplines internes (de la neuro-physiologie à la psychanalyse, en passant par la génétique, la psychologie du développement, la psychologie de l'inconscient, la psychologie des organisations, la psycho-physique wéberienne, le comportementalisme skinnerien, les psychologies psycho-dynamiques, la psychologie analytique jungienne, la psychologie sociale, et j'en passe une foultitude...) est particulièrement bien placée pour interroger plus que toute autre "science humaine/sociale" la pertinence - ou pas - du concept de "scientificité", pour peu qu'on veuille le circonscrire précisément. Mais est-ce seulement possible?

A écouter Jean Bricmont et Sokal sur leur canular (dont ils ne sont pas peu fiers et je dois avouer que cette jouissance me questionne aussi), il ne devrait par exemple y avoir de psychologie que "scientifique", c'est-à-dire pour eux, fondée sur (par exemple) la méthode expérimentale de Claude Bernard "appliquée à la psychologie". Je renvoie à ce titre au livre de grands universitaires que notre prof de "psychologie expérimentale" nous faisait lire en licence : "Recherche scientifique en psychologie" de M. Robert, Ed.Edisem. Un livre que j'ai toujours considéré comme appauvrissant considérablement la vivacité intellectuelle, en l'asséchant et la réduisant à quelques canons méthodologiques plus que très discutables.

En effet, adaptée à l'objet psychologique (ou aux objets psychologiques), une certaine conception de la "méthodologie scientifique" donne bien vite des choses complètement frappées : par exemple, on applaudit Pavlov ou Skinner passant leurs temps à "faire des expériences" sur des chiens, des rats ou des pigeons sous couvert de scientificité ("opérationnalité des concepts", "V.I.", "V.D.", etc.) - expériences aboutissant neuf fois sur dix à un anthropomorphisme bien dissimulé (et quasi délirant) derrière le paravent d'une Sainte-Méthode dite "scientifique". Par exemple, on opérationnalise le concept de "dépression" chez les souris en supposant que les bestioles déprimées refusent de nager ou nagent moins bien que les souris supposées "non dépressives"... Ce qui à mon sens est déjà bien plus que discutable. Moi j'appelle simplement ça une "interprétation" (concept du reste très utile en psychologie).

A contrario, on va vouer aux gémonies sans le moindre ménagement (et toujours avec une certaine jouissance que je souligne) une psychologie échappant à cette méthode, comme la psychanalyse (ou bien d'autres psychologies psycho-dynamiques faisant par exemple l'hypothèse de l'Inconscient). Ce qu'on leur reproche? Des "lacunes de scientificité" : pas de "laboratoirisation" possible, pas de V.I. énoncée, pas de V.D. individualisée, pas d'instruments de mesures, pas de chiffrages, bref, pour être un peu cassant : pas de powerpoint ni de tableaux excel comme source d'application du t de Student...

D'un côté balayer l'hypothèse de l'inconscient de Lacan et Freud d'un revers de main comme relevant de l'imposture et ce qui en est l'effet, du charlatanisme, pour, d'un autre coté, encenser Skinner pour des théories fumeuses de "boîtes noires" à "input/output" assimilant expériences comportementales sur pigeons et épistémologie de la psyché humaine : est-ce vraiment bien trier "le bon grain de l'ivraie" et servir, à défaut de quelques humains souffrants, du moins la "science" ou la "scientificité"??? Il me semble en outre que, chez Bricmont et Sokal notamment, il règne à la fois une grande confusion, une grande rigidité et une grande opposition entre matérialisme, spiritualisme, scientificité, méthodologie, évaluation, pratiques (pratiques cliniques pour Freud ou Lacan).

Et peu importe qu'en psychologie clinique ce soit justement l'état clinique du patient qui importe. Peu importe qu'aujourd'hui l'outil hégémonique (et totalement anti-clinique) soit le DSM5 élaboré par les compagnies d'assurances étasuniennes le seul gage "scientifique" pour classifier et évaluer les pathologies psychiatriques au niveau mondial. Peu importe que la question même d'une psychiatrie "mondialisée" soit à mon sens déjà sacrément problématique en soi (comme si la culture et les structures sociales et politiques n'influaient pas!). Bref.

Peu importe donc que certaines pratiques cliniques ont aidé et sauvé (et aident et sauvent encore) des milliers de patients souffrants de mal-être divers ou de pathologies bien définies (psychoses, névroses, angoisse, etc.) si elles sont œuvres de penseurs déviants car manquant de "scientificité" (donc si elles sont œuvres de "charlatans/imposteurs" prétendument traîtres à la science)? Qu'importe-t-il même qu'elles aident et sauvent au même niveau et même souvent bien mieux (tout dépend du contexte de prise en charge, de la demande du patient, du type de malaise psychiques...) que les "TCC" (thérapies cognitivo-comportementales) très en vogue dans l'ère marchande du temps (-compté et ordonnancé) justement plébiscitées pour leur sacro-sainte - et néanmoins prétendue - "scientificité"? Mais à voir les catastrophes des prises en charges et des procédés (séjours ultra-courts, gavage moléculaire, contention, refus des temps peu "rentables" des psychothérapies par la parole, etc.) dans la psychiatrie moderne occidentale "DSMiste" si scandaleusement déshumanisée : fait-elle vraiment davantage œuvre de "scientificité" (si ce n'est de "science") plutôt que d'un opportuniste et très obscur scientisme mercantile sponsorisé Messieurs? Qui peut bien dire que cette "scientificité" là, dans cette science de l"homme, est la garante des multiples facettes de la psychologie qui en font toute sa richesse? ...Et où est la dimension éminemment politique du fait psychiatrique dans ce débat strictement (et soi-disant) "épistémo-scientifique"?

Est-ce à cette scientificité là que mène le canular Sokal concernant psychiatrie et psychologie...? Est-ce en déclarant des fatwas "in nomine sciendi" sur des pans entiers de la pensée (par exemple les penseurs structuralistes et toutes leurs écoles de part le monde : Lacan, Lyotard, Kristeva, Deleuze...) que cela fait avancer d'un iota l'épistémologie, ou même un quelconque progrès social? Qu'ils s'y opposent idéologiquement et politiquement s'ils ne sont pas d'accord, mille fois oui! Cela créerait peut-être même de nouvelles pensées fertiles (ou pas) de part et d'autres, dans une dialectique saine. Mais quel gage de "sérieux" peut-on bien accorder à ce critère rédhibitoire (et non critiquable) de "scientificité", si mal défini et sauvagement appliqué dans de tels champs épistémologiques qui ne pourront JAMAIS entrés dans ce qu'on appelle les "sciences dures" dérivées des mathématiques? Par ailleurs, Descartes était-il imposteur en délirant sur la glande pinéale? Non bien sûr! Avancer par hypothèse tâtonnantes, par essais/erreurs, par succession de paradigme hégémonique (clin d’œil à Gramsci!), c'est aussi et surtout ça la science, et encore plus la science humaine/sociale! Quant à la métaphysique biologisante du concept cartésien de glande pinéale "siège de l'âme", bien que "faux" ou "erroné", il n'en fut pas moins une élucubration honnête de son auteur, qui a même pu servir de pont heuristique pour y situer de nos jours (dans l'épiphyse) le siège de la rythmicité circadienne et des régulations saisonnières, complexe encore relativement mystérieux dans ses déterminants et sa fonctionnalité aujourd'hui...

Bref, lutter contre le charlatanisme n'a d'ailleurs pas attendu le 21e siècle et Sokal pour exister... Mais on est bien au-delà de ça : on balaye tout un pan de la pensée humaine (en particulier la pensée structuraliste, leurs auteurs et leurs écoles) en la poinçonnant du sceau de l'infamie infréquentable car jugé non "scientifique" - ils ne sont pas de "vrais chercheurs scientifiques"... Pas étonnant que la recherche fondamentale soit si mal dotée en sciences humaines et sociales. Sokal et Bricmont ne jugent-ils donc eux aussi (tout comme les États maltraitant l'Université) que par la recherche appliquée avec retour sur investissement et partenariat public/privé? Franchement, je m'interroge sur cette entreprise. Et je redis pour moi le point d'achoppement : on ne peut se passer de définir la science, la "scientificité", et les sciences dites humaines et sociales avant de jouer à ces jeux là... C'est sur ces définitions là qu'est l'enjeu, pas dans l'ostracisation de psychologues (je parle pour ma paroisse) qui viennent en aide chaque jour à des tas de gens en s'appuyant (par exemple) sur Freud, Lacan, ou la psychothérapie institutionnelle "résistante et humaniste" de Tosquelles ou Jean Oury depuis St-Alban jusqu'à La Borde pour les connaisseurs.

Et concernant ces sciences dites "molles", la frontière entre "scientificité" et "scientisme" est pour moi trop ténue pour s'aventurer et s'en faire un étendard, drapé du manteau du héraut scientifique en sciences humaines et sociales! Ces "sciences" sont spéciales : elles sont à l'articulation du scientifique, du social, du politique, et de l'ETHIQUE CLINIQUE (je parle de la psychologie/psychiatrie). Cette dernière est la grande absente aussi des controverses Bricmont/Sokal... et c'est pour moi rédhibitoires. Tout ne peut pas se faire ni se penser "in nomine sciendi"! Encore une fois, l'humain déborde la science. Soyons rationnel certes. Mais ne renvoyons pas ce qui nous apparaît irrationnel dans les catacombes de l'histoire : sans acter ce fait, nous ne sommes plus tout à fait humain ...qui plus est comme chercheurs ET PRATICIENS en sciences "humaines"!

Discutons et contre-argumentons les théories et les théoriciens, mais pas au nom d'une neutralité scientifique toujours articulable et démontrable : au nom d'une pensée critique et d'un engagement politique!
Comme les psychiatres Jean Oury et Tosquelles (par exemple) l'ont fait toute leur vie en luttons contre tous les autoritarismes et les absurdités technocratiques, de 1936 à St-Alban à La Borde ; ou comme Roland Gori ou Mathieu Belhasen le perpétuent aujourd'hui.

Merci de m'avoir lu.

posté le 24/06/2024 à 19h44 ( modifié le 24/06/2024 à 22h41 )