Mr. Smith au Sénat : la démocratie à l'épreuve
Dans Le Film
Mathieu Macheret
Murielle Joudet
J'ai vu Mr. Smith au Sénat adolescente, comme La vie est belle. Il m'en restait l'impression que les films de Capra avaient quelque chose d'une ferveur, d'un optimisme qui appartenaient définitivement au passé et qu'on ne comprenait aujourd'hui qu'avec un peu d'indulgence et de recontextualisation. Revoir le film, redécouvrir Capra, c'est se rendre compte d'une chose, qui est précisément le sujet de ses films les plus connus (Mr. Deeds, Vous ne l'emporterez pas avec vous, L'homme de la rue) : s'il y a quelqu'un à déniaiser, si quelqu'un pêche par excès de naïveté, ce n'est pas Capra, ce n'est pas non plus Mr Smith : c'est nous. Mr Smith au Sénat nous apprend cela : que le cynisme politique et même le cynisme tout court est la pointe extrême de l'ingénuité.
Mr Smith c'est l'idiot dostoïevskien, celui qui n'arrive pas à faire semblant, qui n'arrive pas à feindre ou à ricaner. Sa gravité, c'est sa part d'enfance. Et l'on sait à quel point les idiots sont, en littérature comme au cinéma, les meilleurs révélateurs, la meilleure façon de démasquer les autres. Comme nous le dit très bien Mathieu Macheret, tout Mr Smith pourrait se résumer en une formule : si la démocratie c'est le gouvernement par le peuple et pour le peuple, alors, l'arrivée d'un homme de la rue au Sénat doit pouvoir réussir. Si cela ne marche pas, cela veut dire que nous ne sommes pas en démocratie. Il s'agit encore donc de démasquer, fictionnellement, la faillite du processus démocratique.
C'est évidemment une pure fable, un pur fantasme, et à y regarder de loin, une sorte de conte de fées politique. C'est que Mr Smith ne se préoccupe qu'à moitié de réalisme : il est trop fou, trop fervent et excessif, trop maniaco-dépressif pour cela. Mr Smith au Sénat s'apparente davantage à une sorte de prière, ou à une lune de miel (avec ses ratés et ses épiphanies) entre un jeune "puceau" de la politique et la démocratie américaine. Il y a bien cette dimension-là dans le film : ceux qui investissent libidinalement l'exercice politique et ceux qui, depuis longtemps, font chambre à part.
Ce qu'il y a de matriciel dans Mr Smith, c'est une sorte d'expressionnisme moins de la forme que du fond, une façon de mettre en scène une lutte politique entre l'ombre et la lumière. Mr Smith est le chef des boyscouts, il est adulé par les enfants, enfants qui sont absolument partout dans le film : ils choisissent le sénateur, discutent politique, lui expliquent le fonctionnement du Sénat et le défendent avec leurs petits moyens contre une campagne calomnieuse. C'est l'idée folle et magnifique du film, de filmer naturellement des enfants qui s'occupent de politique. Par eux, Capra invoque toute un imaginaire américain, tout un héritage politique et philosophique que les adultes, eux, semblent avoir oublié.
Les enfants, les boyscouts, la nature, le projet de loi de Mr Smith pour créer une colonie de vacances pour les enfants des villes, tout cela est moins à prendre littéralement que comme des entités, des concepts logés dans les esprits (il y a des enfants et des forêts logés dans nos têtes) qui mobilisent toute une philosophie américaine qui va d'Henry David Thoreau à Ralph Waldo Emerson. Car la politique est elle aussi menacée de "désespoir tranquille" (Thoreau) et de "conformisme" (Emerson), ces deux concepts contre lesquels se débat précisément Mr Smith, homme-enfant qui apprend à parler, qui apprend aussi à être un acteur comme nous l'explique notre invité, qui apprend finalement ce qu'Emerson théorisait avec ferveur pour en révéler la portée politique : la confiance en soi. L'historien Frederick Jackson Turner écrivait cette phrase, splendide et énigmatique, qui, au contact de Mr Smith au Sénat se met à crépiter : "La démocratie américaine est née dans la forêt".