Gone Girl de David Fincher
Dans Le Film
Guillaume Orignac
Murielle Joudet
Qu'est-ce qui met en joie un cinéphile, un spectateur ? Découvrir un film contemporain qui, tout en lui donnant une image de ce que peut être l'avenir du cinéma, puise aussi dans sa mémoire des films - par exemple l'oeuvre hitchcockienne. Un film qui, à force de visionnages, ne se laisse pas déshabiller et garde ses mystères intacts.
Gone girl de David Fincher, me galvanise et galvanise aussi notre invité, Guillaume Orignac, auteur d'un petit essai très rigoureux sur l'oeuvre d'un cinéaste dont on connaît les films sans forcément connaître le parcours: "David Fincher ou l'heure numérique", publié chez Capricci en 2011.
Je me souviens être retournée au cinéma pour avoir la confirmation que je n'avais pas halluciné, que cette transe que provoque la grande fiction était bel et bien provoquée par le film. Au deuxième tour, la sensation de me faire happer par un très grand récit était intacte. Fincher étire la fiction comme un élastique et nous prouve que son degré de résistance se trouve au-delà de ce qu'on pouvait imaginer. Il ne fait pas qu'étirer, il tord le récit jusqu'à nous faire basculer de l'autre côté du miroir, dans ce monde où tout est faux mais où tout est possible. J'ai le sentiment que cette torsion est la chose la plus jouissive qu'un spectateur contemporain puisse ressentir. Lui qui sait tout, comprend tout, lui à qui on ne la fait pas, comment l'émouvoir encore ? En l'emmenant encore plus loin. Par-delà le vraisemblable.
Grande fiction, grand récit, qu'est-ce que ça peut bien vouloir dire à notre époque ? Que, soudainement, un film s'empare d'un sujet aussi banal et ténu que le délitement d'un couple, pour l'étirer aux dimensions du monde. Comme si la guerre que livre Amy, une jeune femme brillante, à son mari Nick, un homme dont elle découvre l'inépuisable médiocrité, emportait tout sur son passage, contenait tous les récits possibles. Gone Girl est l'histoire d'une colère féminine qui reconfigure le monde, le délire pour enfin y remettre de l'ordre.
Les grands films se débrouillent toujours pour avoir un seul et même sujet latent: c'est la fiction elle-même. Et Fincher nous dit justement que la conjugalité est une machine à fictions que chaque partenaire, qui est à la fois un spectateur exigeant et un acteur observé, doit nourrir sans cesse. Comme nous le dit très justement notre invité, en amour tout n'est qu'affaire de mise en scène de soi et d'apparences (le film est justement adapté du roman de Gillian Flynn, Les Apparences). Gone Girl est l'histoire de ces mises en scène de soi, il en propose une critique acerbe (les mass media, l'infotainment, les selfies) aussi bien qu'un éloge. Fincher rappelle que notre vérité se trouve peut-être dans le mensonge, ou pour le dire de manière plus stimulante, que sans fiction notre monde et nos amours s'effondreraient.
Photo : David Fincher, 2014.