Vivre sans ?
Dans le Texte
Frédéric Lordon
Judith Bernard
Un philosophe insurgé : c'est sous cette figure paradoxale que m'apparaît Frédéric Lordon. Toute la sage maîtrise de la philosophie, conjuguée à l'ardeur viscérale de l'insurrection - il y a là un chaud-froid qui n'est contradictoire qu'aux yeux de ceux qui pensent que la révolution n'est pas raisonnable. Avec Vivre sans, son dernier opus, nous sommes exactement au coeur de cette fusion : c'est à la fois un livre d'intervention et un livre de philosophie, où le maximum de la révolte se combine avec le maximum de la lucidité analytique, l'ensemble venant se ficher au beau milieu de ce que la situation a de plus actuel.
La situation, c'est cet état d'exaspération où sont poussées les foules, se levant les unes après les autres pour contester l'ordre néolibéral, se heurtant aussitôt de plein fouet à sa violence répressive dégondée, et puis cherchant des points de fuite dans des formes de vie auto-organisées, que le même ordre néolibéral viendra bientôt saccager. Une telle exaspération a fait monter dans l'air du temps un imaginaire politique qui lui fait réponse en niant le pouvoir : "Soyons ingouvernables", déclare-t-on désormais ici et là, de plus en plus souvent, de plus en plus nombreux. "Destituons, et ne réinstituons jamais" - puisque ce sont les institutions qui organisent et perpétuent la violence qui nous empêche de vivre la vie bonne. "Ce que nous voulons, c'est vivre sans : sans Etat, sans police, sans argent, sans travail" - sans institution, en somme.
Or, de l'institution, il y en aura toujours : depuis Imperium la donne n'a pas changé, et pour Lordon, le fait institutionnel est toujours aussi prégnant, constitutif de toute organisation collective durable. La question n'est donc pas de vivre avec ou sans institutions ; la question est de penser quelles institutions nous voulons (par exemple celles du salaire à vie, qu'il promeut désormais dans le sillage de Bernard Friot), pour refaire le monde afin qu'il s'accorde à nos voeux. Cela, il le disait déjà dans Imperium ; ce qui est nouveau, avec Vivre sans, c'est le très réel dialogue qu'il noue et approfondit désormais avec la mouvance "ingouvernable" : c'est Felix Boggio-Ewangée Epée qui occupe, dans ce livre d'entretien, la position "ingouvernable", soumettant à son interlocuteur des arguments issus de la philosophie du "vivre sans", auxquels Lordon répond avec d'autant plus d'honnêteté et de rigueur qu'il se l'est appropriée.
Deleuze, Rancière, Badiou, Agamben, qui forment le substrat théorique de la mouvance ingouvernable, y sont examinés méthodiquement, pour être finalement congédiés : pour passionnants et vigoureux qu'ils soient, ils n'en forment pas moins un ensemble théorique que Lordon qualifie d'antipolitique. On ne peut rien y trouver qui permette de penser la politique qui dure, celle qui organise la vie en dehors des temps de grâce, et qui l'organise pour tous et non pas seulement pour quelques virtuoses qui auront gagné leur salut en inventant la plus belle des ZAD. Laquelle, de toute façon, est condamnée : devenue assez significative pour mettre en péril le monde institué, elle sera rasée ou normalisée, comme nous l'ont appris les pelleteuses à Notre-Dame-des-Landes. Le temps des "double pouvoirs", où le pouvoir central pouvait être renversé par l'avènement préalable d'un pouvoir concurrent, réorganisant la vie à sa manière au point de rendre simplement caduc l'ordre de l'ancien monde, est selon lui révolu : l'ordre néolibéral ne laissera plus rien faire de tel.
Alors que faire ? Conquérir le pouvoir par la voie électorale ? Lordon passe l'hypothèse au crible de cette fameuse lucidité analytique, qui ne laisse guère plus d'espoir. Est-ce à dire que tout est perdu ? Pas forcément. Il reste l'option révolutionnaire, celle du "Grand Soir", dont il sait bien les sarcasmes qu'elle inspire - et qu'il défend pourtant, et non pas sur la seule impulsion de cette ardeur insurrectionnelle qui l'habite au coeur de l'action. Mais bien sur la base d'un raisonnement tout ce qu'il y a de plus méthodique, et de plus philosophique. Et spinoziste en diable, évidemment.
Judith BERNARD