Qui sont les communistes ?
Aux Sources
Etienne Balibar
A partir de quand peut-on dire d’un auteur (écrivain, philosophe, sociologue, etc.) qu’il a produit une œuvre ? Vaste question que je serais bien incapable de trancher mais sur laquelle j’ai tout de même un avis : à partir du moment où l’on peut se perdre dans ses écrits. Et ce principe se décline en deux corolaires : pour se perdre, il faut que l’espace soit 1) vaste (on n’a jamais vu quelqu’un se perdre dans un studio) et qu’il soit 2) labyrinthique (on n’a jamais vu quelqu’un se perdre sur une ligne droite). Les livres d’Etienne Balibar – plus d’une trentaine – me semblent répondre à ces deux critères. Ils en présentent même un troisième : ils constituent une sorte de tremplin (pardon pour la platitude de la métaphore), au sens où ils permettent d’aller plus loin et ailleurs que ce que l’auteur a lui-même pensé. Exemple : l’ouvrage collectif récemment paru aux éditions Kimé, sous la direction de Ninon Grangé et Carlos M. Herrera : Une Europe politique ? Obstacles et possibles. Dialogues avec l’œuvre d’Etienne Balibar. Dans ce livre, sept auteurs (juristes, philosophes, politistes) s’appuient sur une philosophie (celle de Balibar) pour penser un problème (celui de la construction européenne).
Nous voilà donc face à une œuvre, ou, pour convoquer une nouvelle métaphore, nous voilà perdu dans un labyrinthe qui – fort heureusement – possède des carrefours. Des intersections où se rencontrent plusieurs fils, plusieurs chemins, plusieurs thèmes travaillés et retravaillés par l’auteur. Je vois deux carrefours dans les Ecrits d’Etienne Balibar (en cours de publication en six tomes aux éditions de La Découverte). Le premier carrefour est celui de l’Europe, autour duquel Balibar arrime une série d’interrogations consacrées aux frontières, à la citoyenneté, aux migrants, à l’hospitalité, au néolibéralisme, au constitutionnalisme et à la géopolitique. Le second carrefour est celui du communisme, où la question classique de la propriété privée se trouve enrichie de réflexions relatives à l’extension et l’intensification de la démocratie (au-delà des formes bourgeoises de délégation), à la nécessité de surmonter la division entre travail manuel et intellectuel, à une perspective anthropologique qui intègre les enjeux de reproduction à ceux de production et à l’impérieuse exigence internationaliste, qui ouvre sur les luttes antiracistes et antimilitaristes.
S’enfoncer dans les méandres d’une œuvre est parfois laborieux et irritant. Mais on en ressort grandi. C’est du moins le pari et le contrat de lecture. Discuter du communisme, de l’Europe et du lien entre les deux m’a semblé constituer une initiation idoine à l’œuvre d’Etienne Balibar, que je suis heureux de recevoir aujourd’hui.
Bon visionnage !
Manuel Cervera-Marzal