Le consumérisme, ou l'envers du capitalisme
Aux Sources
Jeanne Guien
Je suis toujours un peu méfiant quand j’entends parler de « consumérisme ». Entendons-nous bien : le consumérisme, c’est mal. Je suis entièrement d’accord. L’obsolescence programmée, le matraquage publicitaire, l’industrie marketing : il faudrait mettre un terme, pour de bon, à ces pratiques. L’humanité en sortirait grandie. Sur le fond, je souscris à l’analyse. Mais il y a un « mais » : dans les discours critiques du consumérisme, je décèle souvent, en sourdine, discrètement tapis dans le non-dit, des préjugés stigmatisants envers « les jeunes qui ne pensent qu’à se procurer le dernier gadget », les « femmes toujours à la recherche d’un nouvel accessoire de mode », les « pauvres qui se vautrent dans la consommation ostentatoire ». Je me dis aussi qu’on se trompe de cible : au lieu d’incriminer des comportements individuels, pourquoi ne dit-on rien des entreprises privées dont le cœur de métier consiste à pousser les individus à la surconsommation ? Pourquoi parle-t-on si peu des dispositifs politiques, économiques et affectifs ayant pour fonction de transformer nos subjectivités en porte-monnaie ? Enfin, troisième et dernier point : critiquer le « consumérisme » s’apparente pour moi à un euphémisme, une diversion. C’est une manière habile d’éviter le mot qui fâche, le concept qui vise juste : celui de capitalisme. En amont de la consommation, il y a la production. Et c’est bien du côté du travail (et du capital) que l’exploitation prend sa source. Je ne dis pas que le « consumérisme » est une chimère. Je pense simplement qu’une telle notion ne nous donne accès qu’à un niveau superficiel de la réalité.
C’est pour me convaincre du contraire, ou du moins pour tester la robustesse de mon point de vue, que j’ai convié la philosophe Jeanne Guien, autrice aux éditions Divergences d’un ouvrage intitulé : Le consumérisme à travers ses objets. Gobelets, vitrines, mouchoirs, smartphones et déodorants. Bien m’en a pris. J’ai appris un nombre incalculable de choses sur la façon dont les cinq objets susmentionnés – objets qui ont littéralement colonisé notre quotidien – sont conçus, promus, fabriqués et acheminés jusqu’à nous, et sur ce qu’ils deviennent une fois que je les dépose dans une poubelle (un acte qui signe la fin de leur vie à mes côtés mais en aucun cas la fin de leur vie à eux, confère l’immense problématique des déchets et la grande imposture du recyclage). Vous pensez que les mouchoirs en papier sont plus hygiéniques que ceux en tissu ? Que les gobelets jetables sont fort pratiques pour les fêtes d’anniversaire ? Que les smartphones, en dépit des méfaits qu’on leur connait (le travail forcé des Ouïghours, l’extraction des terres rares, le traçage numérique des utilisateurs), ont le mérite de nous connecter à nos proches ? Que le déodorant dissimule les mauvaises odeurs et prévient la transpiration ? Lisez et écoutez Jeanne Guien. Elle n’infirmera pas nécessairement ces croyances. Mais elle vous aidera à comprendre pourquoi vous croyez ce que vous croyez. Comment, historiquement et socialement, de telles croyances se sont imposées à nous.
Elle vous aidera aussi, et je l’en remercie, à comprendre que la critique du consumérisme est complémentaire à celle du capitalisme. A la réflexion, il n’y a pas de raison d’opposer les deux approches.
Bon visionnage !
Manuel Cervera-Marzal