Viens je t'emmène
Dans Le Film
Alain Guiraudie
Murielle Joudet
Je me souviens de ma séance estivale de L'inconnu du lac (2013): sur le grand écran d'un UGC quelconque se déposaient les images d'un sexe en érection, d'une éjaculation, de longues séquences où des hommes faisaient longuement l'amour dans un bosquet, s'aimaient et puis repartaient avec pour règle tacite, qui tenait le film, de ne jamais sortir des abords du lac, de ne jamais dormir ensemble ni aller au restaurant.
Immense film qui retournait complètement toutes les règles du cinéma français : la scène de sexe n'était pas une formalité vite expédiée, filmée avec cet habituel mélange de paresse et d'embarras (un petit orgasme filmé en gros plan, les corps sous la couette - et hop), c'était le cinéma, la narration, le coeur du film, le motif qui revenait comme une rime. On ne pouvait pas détourner les yeux, d'abord parce que c'était très beau, et aussi parce que le film - et je le sentais dans le silence lourd de la salle - faisait quelque chose de très important : Alain Guiraudie venait d'arracher ces images-là à la pornographie pour les déposer à l'intérieur du cinéma. Il n'y a pas que le bosquet qui protégeait les corps étreints des regards, il y aussi le cinéaste, qui protégeait ces images-là, en prenait soin, nous prouvait que tout est affaire de regard.
Bien que le mot soit totalement galvaudé, il y a une radicalité propre au cinéma de Guiraudie: faire passer en force des représentations et les rendre évidentes et belles, nous montrer des corps et nous faire comprendre qu'ils nous manquaient cruellement. Cette radicalité le rapproche d'un Fassbinder, qui nous fait avaler de force ce qu'on ne veut surtout pas voir, par exemple dans Tous les autres s'appellent Ali (1974) : le scandale d'un amour entre un immigré marocain et une veuve allemande de cinquante ans.
Les deux cinéastes ont une manière commune d'être politique: ils filment leurs sujets, leurs corps et leurs amours comme si cela allait de soi, comme si c'était la chose la plus naturelle du monde. Et cette évidence logée au fond de leur regard nous pose une question : pourquoi toi, spectateur, tu trouverais ça bizarre, malaisant, subversif ? Dès lors, c'est tout notre imaginaire, abreuvé de clichés et d'images vides et mortes, de corps juvéniles et de célébrités, qui s'en trouve bouleversé.
Être cinéaste, idéalement, ce serait ça : procéder à un renversement des valeurs, montrer que ce qui est pathologique est notre rapport aux images, et que ce qui est beau, sain, naturel, c'est toutes les images qui nous manquent et qu'il se charge de façonner pour nous. Il nous dit: ceci, que vous ne regardiez pas, je le regarde pour vous, et je vous dis que c'est du cinéma.
On retrouve cette même occasion de rire de nous-mêmes et de raccommoder nos imaginaires malades dans Viens je t'emmène, son dernier film qui vient de sortir. Le cinéaste réfléchit à ce que cette France post-attentat intoxiquée à la paranoïa peut produire comme images, récits, fictions. Voir s'il n'y a pas de ce côté-là aussi, des occasions de mise en scène, de contes surréalistes. Guiraudie fait du cinéma là où l'on pensait qu'il n'y avait que la grammaire des chaînes d'infos en continu. On y trouvera le rêve absurde d'un Grand Remplacement dans le salon de Médéric, le héros du film, une burka bien pratique pour se cacher de son mari, des réflexes islamophobes mâtinés d'irrépressibles pulsions de solidarité et de désir, un SDF arabe craint, dénoncé, surveillé, désiré, une prostituée de cinquante ans qui s'offre à lui en pensant le déradicaliser, des personnages qui n'osent pas se dire qu'ils aiment être ensemble. Incertains, indécis, aussi paumés que nous, ils se rêvent en petit peuple de cinéma, s'imaginent une vie où le désir et le besoin des autres l'emporteraient sur l'individualisme : une utopie qui est l'horizon du cinéma de Guiraudie, le pied de l'arc-en-ciel vers lequel cheminent tranquillement toutes ses images.
Murielle JOUDET