Le Parrain (part. 2) : l'horreur du pouvoir
Dans Le Film
Jean-François Rauger
Murielle Joudet
Suite et fin de notre dyptique consacré à la trilogie du Parrain.
Pauline Kael a bien résumé le "miracle" du premier Parrain, qui parvenait à ce Graal hollywoodien : être la fusion achevée de "l'art et du commerce". Lorsque Francis Ford Coppola accepte de réaliser une suite, c'est un autre miracle qui doit se produire : réussir l'impossible exercice du sequel, que cette suite ne soit justement pas qu'une suite, mais tienne toute seule. Le miracle aura lieu: aujourd'hui, le Parrain 2 est assez unanimement considéré comme le meilleur des trois volets.
Si le premier tenait comme une sorte de cosmos, un monde autonome que Vito Corleone faisait tenir "moralement" - et Coppola esthétiquement, le mot d'ordre de cette suite serait peut-être celui-ci : il faut toujours détruire ce qu'on a commencé. Et lorsqu'on lit les propos de Coppola, c'est le terme de destruction qui revient en boucle. Détruire ce qui, dans le 1, avait pu faire rêver et fantasmer des millions de spectateurs, détruire, d'abord et avant tout, la famille Corleone que Vito avait passé une vie à "bétonner" - pour reprendre un terme de Jean-François Rauger.
Il y a une raison simple à ça : Coppola voulait que ne subsiste plus aucune trace de romantisme autour de la mafia - ce romantisme qui, dans le premier volet, faisait jubiler le public à chaque fois qu'un ennemi des Corleone se fait brutalement tuer.
La structure qu'il trouve à sa suite est en elle-même critique : pas vraiment un rise and fall movie comme chez Scorsese, mais les deux termes en même temps: l'ascension du père et le déclin du fils soudés ensemble par le montage alterné - comme si le rêve de Vito préparait méticuleusement le terrain pour le cauchemar de Michael. C'est le poids de l'hérédité inscrite à même la forme.
Kael, encore, explique magnifiquement ce que cette structure produit chez le spectateur : le Parrain 2 réalise un désir "impossible autant que fondamental et humain, de voir comment étaient nos parents avant notre naissance, et de voir comment ce qu'ils ont fait a façonné ce que nous sommes devenus - non pas d'en entendre parler, ou de lire à ce sujet, comme nous pouvons le faire dans les romans, mais de le voir tout bonnement."
En somme, même après la mort de son père, les actions de Michael sont déterminées par la trajectoire de Vito. Et contrairement à une tendance du cinéma de la fin des années 60 et du début des années 70 (Le Lauréat, Easy Rider...), le Parrain est un film qui nous redit la puissance de tous les déterminismes, qu'il n'y a pas de vie hors des superstructures, que le libre arbitre, le rejet des traditions et du passé, est un doux rêve adolescent qu'on se raconte.
N'était-ce pas justement déjà la désillusion que traversait Charles Foster Kane dans Citizen Kane d'Orson Welles ? L'enfance brutalement volée, la liberté comme mirage, les grandes idées balayées par une société faisandée et qui finit toujours par gagner sur l'individu. Le Parrain 2 et Citizen Kane sont deux grands films pessimistes, deux attaques en règle des valeurs américaines, et, ce n'est sans doute pas un hasard, ils sont souvent côte à côte et au sommet des listes des "meilleurs films du monde".
Deux films aussi qui, contre une tendance (toute aussi belle et importante) du cinéma américain pour qui le cinéma répare, nous dit que les grandes idées peuvent trouver à s'accomplir dans le réel, que la poursuite du bonheur est un objectif légitime et réalisable, Citizen Kane et le Parrain 2 et 3 envisage le cinéma comme une machine de mort, un temps qui est d'abord là pour observer les idées, les rêves et les êtres s'abîmer.
Murielle JOUDET