Décoloniser le musée
Dans le Texte
Françoise Vergès
Judith Bernard
(émission conçue et animée par Louisa Yousfi)
Beyoncé et Jay Z se tiennent face à Mona Lisa. Noirs, beaux, charismatiques et richissimes : on a soudainement l’impression que c’est l’inverse, que c’est Mona Lisa qui les regarde. Que viennent-ils faire ici ces deux-là, dans un Louvre hanté par des corps noirs qui reprennent vie et dansent devant Le Sacre de Napoléon ou Le Radeau de la Méduse, le tout flanqué de ce titre : Apeshit ? Traduction : « grand bordel », « gros pétage de câble » ou encore « désordre absolu ». Cette dernière traduction, c’est de mon cru, mais le rapprochement était trop tentant avec le Programme de désordre absolu que mon invitée, Françoise Vergès, a choisi comme titre de son dernier livre, empruntant la formule à Frantz Fanon. Sous-titre : décoloniser le musée (La Fabrique, 2023).
Nous y sommes : le musée français, dit « universel », bâti sur la spoliation et les pillages d’autres peuples, d’abord au sein de l'Europe, puis en Afrique colonisée. Objets volés, mis sous verre, sanctuarisés, fétichisés, marchandisés. Prière de ne pas toucher. Aujourd’hui, les descendants des peuples ainsi déshérités demandent réparations et restitutions. Pour les réparations, on repassera. Pour les restitutions, ça a commencé. Sous conditions, bien entendu mais n’empêche que ça se fait. Alors quoi ? L’État français, dont on estime qu'il détient encore 90 000 objets africains volés et exposés dans ses musées, ferait-il son mea culpa ? C'est carrément louche. À y regarder de plus près, cette réconciliation précipitée des mémoires, ça ressemble surtout à un solde de tout compte : on vous rend vos machins et on est quitte, deal ? Jamais de la vie. D’abord, nous rappelle Françoise Vergès, parce que même quand il ne s'agit pas d'objets directement issus des expéditions coloniales, même quand les œuvres exposées n’ont a priori rien à voir avec l’histoire esclavagiste et coloniale, c'est encore là. Au Louvre par exemple, enfant des Lumières et de la Révolution française, si l’esclave est rarement représenté, c’est qu’il est partout. Présence spectrale qui se laisse trahir dans les détails du tableau : un sucrier, une plante exotique, un fauteuil rembourré de coton... tous ces petits conforts entrés allègrement dans les foyers et leurs représentations, c’est la crasse de l’esclavage qui colle jusqu'aux doigts des artistes. Soit.
Mais quid des musées qui se mettent désormais au parfum ? Quid de toutes ces programmations artistiques qui entendent faire la part belle à la représentation des minorités, à la mémoire de l'immigration et de l'esclavage, aux décolonisations des arts et de la pensée ? Trigger warning ! Pour l'autrice, c'est là une illusion à laquelle il va falloir apprendre à résister. Comment ? En s'autorisant à penser une décolonisation véritable du musée occidental, c'est-à-dire un dépassement radical de tout ce qui en constitue les fondements. L'ère du post-musée a sonné. Musée sans objets, musée du présent, musée vivant, musée de la parole orale, musée des grands désordres du monde... Les idées ne manquent pas pour qui sait encore rêver. D'ailleurs, aucune raison de s'arrêter en si bon chemin : pourquoi donc un musée plutôt que rien ? Après tout, pourquoi on ne laisserait pas la nature faire les choses, la poussière redevenir poussière ? On sent bien tout ce qui, en nous, résiste à le penser, mais sans doute que la clé est là : c'est dans les sorties de route qu'on peut espérer retrouver la pureté d'une pulsion d'archives et de conservation enfin débarrassée des logiques prédatrices et mortifères de notre modernité.
Louisa YOUSFI