Abolir l'exploitation
Dans le Texte
Emmanuel Renault
Judith Bernard
Cette semaine, des centaines de travailleurs sans-papiers se sont mis en grève pour revendiquer leur régularisation et dénoncer leur "exploitation". Dans le contexte d'une actualité saturée de violence, avec les épouvantables massacres perpétrés en Israël-Palestine, il n'était pas facile de tendre l'oreille à cette cause : ce n'est jamais le moment de parler d'exploitation, et les plus exploités sont souvent les moins audibles.
En dehors même de ces effets de contexte, une certaine retenue tend à nous faire penser que l'exploitation est le problème des autres, ou bien un problème du monde d'avant : comme si elle ne traversait pas, encore aujourd'hui, la plupart des situations salariales, d'innombrables emplois hors-salariat, ainsi que la plupart des foyers où les femmes sont encore majoritairement assujetties à l'exécution des tâches domestiques sous la forme d'un travail gratuit, d'autant plus pénible qu'il est ignoré comme tel.
La condition des travailleurs a certes beaucoup évolué depuis Germinal, et l'exploitation de ce que le féminisme appelle désormais le "travail de la reproduction" est désormais bien documentée ; mais le concept d'exploitation, éclipsé dans les années 80 quand le grand récit collectif s'évertuait à nous faire avaler le mythe de la fin de l'histoire et de la lutte des classes, peine encore à revenir sur le devant de la scène.
C'est pourtant un outil précieux, qui permet de décrire adéquatement d'abord une expérience : celle de travailler pour autrui, dans des conditions injustes, et de n'avoir pas le choix. La dépendance économique est au principe de cette résignation à l'exploitation : il faut bien consentir à l'emploi, y compris dans ses formes les plus exploitatives, puisque c'est le seul moyen d'accéder à la monnaie. Aussi s'éprouve-t-on toujours un peu chanceux, d'être exploité plutôt que pas du tout, et tenu à une forme de discrétion sur ce que peuvent avoir de révoltant les conditions dans lesquelles on s'emploie, s'épuise et s'aliène.
Il faudrait pourtant au contraire s'employer à regarder en face cette structure persistante des rapports sociaux, qui fait le socle du capitalisme et lui permet de prospérer sans limite. Il faudrait se saisir des vertus analytiques du concept, qui inscrit cette expérience dans un système inégalitaire conçu et verrouillé pour se reproduire et s'aggraver - ce que confirme l'approndissement des inégalités constaté ces dernières décennies. Il faudrait enfin s'emparer du potentiel stratégique de la notion, qui détecte une commune condition chez d'innombrables sujets politiques aujourd'hui éparpillés et qui pourrait offrir un horizon de convergence à des mobilisations insuffisamment articulées.
C'est à quoi travaille l'essai d'Emmanuel Renault, Abolir l'exploitation, qui vient de paraître à la Découverte. Il ne s'agit pas de mettre "tout le monde dans le même panier", et de faire de l'exploitation un signifiant flottant capable de tout embrasser sans critère ni rigueur conceptuelle ; ces signifiants flottants qu'affectionne le "populisme de gauche" se révèlent d'une faible efficacité politique lorsqu'il s'agit de passer à l'acte concrètement. Emmanuel Renault ne croit guère dans l'hypothèse des "99%" qui auraient tout à gagner à s'unir contre les "1%" qui possèdent le monde. Le critère de l'exploitation est une ligne de fracture qui traverse le corps social bien au delà des 1% : souvent, les membres des classes moyennes supérieures occupent des positions d'exploiteurs, ou bénéficient des conditions exploitatives réservées aux classes dominées - et préfèrent sans doute ne pas trop regarder en face le privilège qui est le leur, d'être du "bon côté" de l'exploitation.
Plutôt que préserver cet angle mort, Emmanuel Renault prend à bras le corps la question, dresse les critères qui la circonscrivent, et invite à une repolitisation du concept d'exploitation qui engage de profondes métamorphoses : il s'agit alors de repenser intégralement les structures sociales d'accès aux ressources productives, d'organisation du travail et de répartition des richesses, qui conditionnent à terme la persistance... ou l'abolition de l'exploitation - qu'on ne saurait trop désirer.
Judith BERNARD